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judiciaire, dit-il, constitue autant de sauvegardes pour les droits et les intérêts individuels : celui-là est libre, qui est défendu contre l’injustice. »

Fier langage ! Mais il n’est pas facile de concilier les belles théories avec de sauvages pratiques. Le writ of habeas corpus est bien inutile aux détenus, si le premier venu peut les pendre avant qu’ils aient adressé leur requête au juge compétent ; l’institution du grand jury mérite tous les respects, mais pourvu que la force brutale ne supprime pas du même coup, au cours de l’enquête, l’accusation et les accusés. S’il faut en croire les feuilles américaines, un de ces personnages considérables que la presse interroge de temps à autre pour les amener doucement à faire connaître au public des deux mondes leurs pensées les plus secrètes, sir E. J. Phelps, ancien ministre des États-Unis à Londres, se serait exprimé, le 10 avril, dans les termes suivans : « Le procédé suivi par les citoyens de la Nouvelle-Orléans contre la Mafia est justifiable : quand la justice régulière a mal fonctionné, la loi de Lynch ouvre au peuple une voie de recours légitime. » Ce discours, où tant de choses sont dites en peu de mots, nous a donné beaucoup à réfléchir. Qu’est-ce donc que cette loi supérieure aux lois ?


I

D’après l’opinion la plus accréditée en France, John Lynch fut un Irlandais qui exerçait au XVIIe siècle les fonctions de chief justice dans la Caroline du Sud. Comme les tribunaux ordinaires étaient impuissans à réprimer tous les brigandages et particulièrement les dévastations commises par les esclaves fugitifs, ses concitoyens lui auraient conféré soit en matière civile, soit en matière criminelle, un pouvoir absolu. À la fois législateur et juge, il usa, dit-on, de son droit souverain avec une vigueur extraordinaire, faisant exécuter séance tenante les criminels pris en flagrant délit, ou ceux dont la culpabilité n’était pas douteuse. Cette version nous paraît fort suspecte. La Caroline du Sud, composée des élémens les plus hétérogènes, eut à vrai dire, pendant les quarante dernières années du XVIIe siècle, une existence agitée : à partir de 1671, elle importa des îles Barbades un certain nombre de nègres qui furent traités durement et tentèrent plus d’une fois de secouer le joug ; dans la même période, les colons entrèrent en lutte permanente avec les Indiens « qu’ils provoquèrent à plaisir, disent les historiens, pour en faire des prisonniers à vendre comme esclaves ; » enfin, à dater du moment où ces mêmes colons cessèrent d’être les complices intéressés des pirates, ils leur déclarèrent une guerre impitoyable. Mais, si l’histoire a conservé le souvenir précis des