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même gustatives ; il les groupe, et, le soir, il les avive, afin de les retrouver plus intenses au matin. Il obtient ainsi le spectacle complet, précis, presque physique auquel il aspire, il arrive à l’alibi, à la transposition mentale, à ce renversement des points de vue où l’ordre des certitudes se renverse, où ce sont les choses réelles qui semblent de vains fantômes, où c’est le monde mystique qui semble la réalité solide. — Selon les personnes et les circonstances, le thème à méditer diffère, et la retraite se prolonge plus ou moins longtemps ; pour les laïques, elle n’est ordinairement que de trois jours ; pour les Frères des Écoles chrétiennes, elle est chaque année de huit jours, et, quand, à vingt-huit ans, ils prononcent leurs vœux perpétuels, de trente jours ; pour les prêtres séculiers, elle dure un peu moins d’une semaine, et le thème sur lequel leur méditation se concentre est le caractère surnaturel du prêtre. Le prêtre confesseur et ministre de l’Eucharistie, le prêtre sauveur et réparateur, le prêtre pasteur, prédicateur, administrateur, voilà les sujets sur lesquels leur imagination, aidée et guidée, doit travailler pour composer le cordial qui, pendant toute l’année, les soutiendra. Il n’y en a pas de plus puissant ; celui que buvaient les puritains dans un camp-meeting américain ou dans un revival écossais était plus violent, mais d’un effet moins durable[1].

  1. Un de ces effets durables est l’intensité de la croyance chez les prélats, si peu croyans au siècle dernier ; aujourd’hui, ne devenant évêques que vers cinquante ans, ils ont passé plus de trente ans dans ces sortes d’exercices, et leur piété a pris le tour romain, positif, pratique, qui aboutit aux dévotions proprement dites. M. Émery, le restaurateur de Saint-Sulpice, a donné l’impulsion en ce sens. (Histoire de M. Emery, par l’abbé Élie Méric, p. 115 et suivantes.) M. Émery disait aux séminaristes : « Croyez-vous que si, soixante fois par jour, nous prions la sainte Vierge de nous assister à l’heure de la mort, elle nous abandonnera à cette heure dernière ? » — « Il nous conduisit dans la chapelle… qu’il avait tapissée de reliquaires… Il en fit le tour, baisant successivement chaque reliquaire avec respect et avec amour, et, quand il en trouvait un trop haut placé pour recevoir cet hommage, il nous disait : « Puisque nous ne pouvons pas baiser celui-là, faisons-lui une profonde révérence. » — Et nous nous inclinions tous les trois devant le reliquaire. » — Entre autres vies épiscopales, celle du cardinal Pie, évêque de Poitiers, présente, en haut relief, ce type de dévotion. (Histoire du cardinal Pie, par M. Baunard, II, 348 et passim.) Sur son bureau était une statuette de la Vierge ; après sa mort, on trouva, sous le socle de la statuette, quantité de billets, en latin ou en français, écrits et déposés par lui, pour mettre telle de ses actions, voyage, entreprise, sous le patronage spécial de la Vierge et de saint Joseph. Il avait aussi une statuette de Notre-Dame de Lourdes, qui ne le quittait ni jour ni nuit. « Un jour, étant déjà sorti de son palais, il y rentra aussitôt pour réparer un oubli : il avait oublié de baiser les pieds de sa mère du ciel. » — Cf. Vie de M. Dupanloup, par l’abbé Lagrange, I, 524. Pendant la maladie de sa mère, « il multipliait les neuvaines, courait à tous les autels, faisait des vœux, brûlait des cierges : car il avait, non-seulement de la dévotion, mais des dévotions… Le 2 janvier 1849, nouvelles alarmes : alors neuvaine à Sainte-Geneviève et vœu, non plus du chapelet, mais du rosaire ; puis aux approches de la fête de saint François de Sales, nouvelle neuvaine à ce grand saint de la Savoie ; prières à la Vierge de Saint-Sulpice ; à la Vierge fidèle ; à la Vierge très prudente : partout. »