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son clergé séculier et régulier, par-delà les deux mille cinq cents vies exemplaires ou dirigeantes dont il dispose, on aperçoit derrière lui une multitude indéfinie d’adhésions et de dévoûmens laïques. Par suite, tout gouvernement doit compter avec lui, d’autant plus que ses collègues l’appuient ; en face de l’État omnipotent, l’épiscopat ligué s’est tenu debout, sous la monarchie de juillet pour revendiquer la liberté d’enseignement, sous le second empire pour soutenir le pouvoir temporel du pape. — Dans cette attitude militante, la figure de l’évêque se dévoile tout entière ; champion en titre de l’Église infaillible, lui-même croyant et pratiquant, il parle avec une hauteur et une raideur extraordinaires[1] ; à ses propres yeux, il est le dépositaire unique de la vérité et de la morale ; aux yeux de ses fidèles, il devient un personnage surhumain, un prophète foudroyant ou sauveur, l’annonciateur des jugemens divins, le dispensateur de la colère et de la grâce célestes ; il monte aux nues dans une gloire d’apothéose ; chez les femmes surtout, la vénération s’exalte jusqu’à l’enthousiasme et dégénère en adoration. Vers la fin du second empire, sur le bateau du lac Léman, un célèbre évêque français, ayant tiré de sa poche un petit pain, le mangeait assis devant deux dames debout, et leur en donnait des morceaux. L’une d’elles lui dit, avec une révérence : « De votre main, monseigneur, c’est presque le saint-sacrement[2]. »


IV

Sous cette main souveraine et sacrée opère un clergé soumis d’esprit et de cœur, préparé de longue main à la foi et à l’obéissance par sa condition et par son éducation. Parmi les 40,000 curés et desservans, « plus de 35,000[3] appartiennent à la classe laborieuse des ouvriers et des paysans, » non pas de gros paysans, mais des petits, aux familles malaisées qui vivent du travail manuel, et où souvent les enfans sont nombreux. Sous la pression de l’air ambiant et du régime moderne, les autres gardent leurs fils pour elles, pour le monde, et les refusent à l’église ; même au bas de l’échelle, l’ambition s’est développée et a changé d’objet ; on n’y aspire plus à faire de son fils un curé, mais un instituteur, un employé du chemin de fer ou du commerce[4]. Il a fallu creuser

  1. Cf., dans les biographies citées plus haut, les discours publics et politiques des principaux prélats, notamment de M. Mathieu (de Besançon), de M. Dupanloup (d’Orléans), de M. de Bonnechose (de Rouen) et surtout de M. Pio (de Poitiers).
  2. Je tiens le fait d’une dame, témoin oculaire ; probablement, au XVIIe siècle, Fénelon et Bossuet auraient jugé ce mot énorme et même sacrilège.
  3. L’abbé Élie Méric, dans le Correspondant du 10 janvier 1890, p. 18.
  4. Les frères Allignol, de l’État actuel du clergé en France (1839), 248. Encombrement de toutes les carrières ; « seul, l’état ecclésiastique manque de sujets ; on ne demande que des jeunes gens de bonne volonté, et on n’en trouve pas. » C’est, disent les deux auteurs, parce que l’état de desservant est trop triste : huit ans de classes préparatoires, cinq ans de séminaire, 800 francs de traitement dont on peut être privé du jour au lendemain, casuel infime, servitude de toute la vie, nulle pension de retraite, etc. — Le Grand péril de l’église de France, par l’abbé Bougaud (4e éd., 1879), p. 2 à 23. — Lettre circulaire (n° 53) de M. Léon, archevêque de Rouen, 1890, p. 618.