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illusions que puissent se faire les protectionnistes naïfs et aveugles de la commission des douanes, ils ne peuvent éviter que l’élévation des droits qu’ils proposent n’ait pour résultat fatal de paralyser la production au lieu de la protéger, et d’aggraver les conditions de la consommation intérieure. C’est déjà sensible par la suspension ou l’embarras de certaines industries qui plient sous le poids des droits qu’elles subissent et par l’élévation du prix du blé. Que les tarifs soient votés comme ils sont proposés, la crise peut s’étendre et peser sur tout le monde. On aura beau subtiliser, on ne fera pas qu’avec des tarifs plus élevés la vie ne soit plus dure, — sauf pour les protégés ; mais il y a quelque chose de plus grave encore, c’est que cette politique douanière, qu’on prétend inaugurer par l’abolition de tous les traités de commerce et par une tarification prétendue protectrice, peut décider une révolution réelle et redoutable dans les relations de la France. On peut en saisir déjà les premiers signes ; on peut voir se dessiner les groupemens nouveaux qui se préparent, l’Allemagne traitant avec l’Autriche, la Suisse, la Belgique, l’Italie, attirées vers ces combinaisons nouvelles. De sorte que la France est menacée de se trouver dans un véritable isolement commercial, qui peut aggraver son isolement politique au profit de ses adversaires ou de ses rivaux. Voilà où l’on en vient ! Au début de cette discussion qui s’ouvre devant le pays, il y a certes de quoi réfléchir pour ceux qui ont le généreux souci de la sécurité, de la grandeur et de l’avenir de la France !

Les transformations des choses ne sont jamais plus sensibles que par la disparition des hommes qui ont été les grands ouvriers des événemens. L’Allemagne nouvelle, l’Allemagne impériale des Hohenzollern ne compte pas encore un quart de siècle d’existence, et déjà elle a changé de face. De tous ceux qui l’ont édifiée et façonnée par la diplomatie ou par la force, par le fer et le feu, qui en ont été la représentation vivante et originale, la plupart ont disparu. Le premier empereur, Guillaume Ier, est mort comblé de jours, et entre lui et son jeune successeur, Guillaume II, il y a de tels contrastes, qu’on dirait un empire nouveau. Le prince Frédéric-Charles, le prince qui fut un instant l’empereur Frédéric III, sont morts. Le ministre de la guerre de Roon, M. de Manteuffel, ont cessé de vivre. M. de Bismarck lui-même, s’il n’est pas mort, n’est plus qu’un grand fantôme qui se débat dans la solitude. Aujourd’hui, c’est le vieux feld-maréchal comte de Moltke qui s’en va, chargé de ses quatre-vingt-onze années, et s’éteint à Berlin : c’est une figure du temps qui s’éclipse ! M. Thiers, cherchant un jour à expliquer nos malheurs de 1870, disait, avec autant de finesse que de profondeur, que la raison des succès de la Prusse, c’était qu’il y avait eu à Berlin un grand gouvernement, un grand politique, des organisateurs, des ministres, des généraux faits pour leur rôle : puis, « au-dessus de tous, ajoutait-il, un roi ferme, sage, ne s’offusquant pas de