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remplirons sa mémoire et son imagination, mais notre enseignement secondaire aura beau se dire et se croire « classique, » il sera ce qu’est aujourd’hui notre enseignement secondaire « spécial, » un enseignement primaire à peine supérieur, — si l’on peut ainsi parler, sans se faire accuser de jouer sur les mots, — et néanmoins beaucoup plus prétentieux. Là était justement l’une des vertus du latin. Rien que pour prendre possession du matériel de la langue, du vocabulaire ou de la syntaxe élémentaire, du mécanisme de la déclinaison ou de la règle du que retranché, il y fallait plus que de la mémoire ; et l’esprit de l’enfant, obligé de sortir de lui-même et de ses habitudes, s’élargissait en se dépaysant, s’assouplissait en s’exerçant, se fortifiait en se développant. On n’aura rien fait si l’on ne trouve pas quelque moyen de maintenir, dans les programmes du nouvel enseignement secondaire, cette nécessité de l’effort.

Ce n’est point à nous, là-dessus, de parler des mathématiques ni de l’histoire naturelle, mais évidemment les langues étrangères ne sauraient ici suffire. Passer, en effet, de la lecture du Temps à celle du Times, et traduire du Lessing en français ou mettre du Voltaire en allemand, c’est aller du même au même, si l’on y veut bien faire attention ; et ni la diversité des vocabulaires, ni les difficultés de la syntaxe particulière n’empêchent que l’on retrouve ou que l’on croie retrouver promptement le même fond de préoccupations habituelles, de sentimens, et d’idées. On ne se trompe pas tant ; et, pour considérables qu’elles soient, les différences n’apparaissent que plus tard, beaucoup plus tard. Mais, en attendant, et de même qu’après s’être endormi, par exemple, à Bruxelles, si l’on se réveille à Francfort ou à Milan, à peine croit-on avoir changé de ville, tant les rues, tant les magasins, tant les passans se ressemblent, de même, en passant du français à l’allemand ou à l’anglais, on ne change vraiment pas assez d’atmosphère intellectuelle, et on s’imagine être toujours chez soi. L’arabe ou l’hindoustani nous donneraient-ils peut-être la sensation d’en être sorti ? Mais il n’est pas encore question de les introduire dans un enseignement secondaire français.

Si ce qui est à mille ans de nous n’en est pas moins éloigné que ce qui en est à mille lieues, — et l’est même aujourd’hui davantage, — notre littérature du moyen âge répondra mieux à cette exigence. Assurément, nos vieux poètes, l’auteur, quel qu’il soit, de la Chanson de Roland, nos vieux conteurs, nos vieux chroniqueurs, Villehardouin, Joinville ou Froissart, sont fort éloignés de cette perfection de forme qu’on pouvait presque faire toucher au doigt dans un chant de l’Énéide ou dans un discours de Cicéron. Aussi ne les proposons-nous pas pour modèles, et on ne leur demandera pas des leçons de style ou de composition. Mais, en revanche, leurs idées sont simples, peu nombreuses