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cicatrices qu’on découvre sur la poitrine tatouée de leurs vieillards. Tout étranger était tenu par eux pour un ennemi ; toute industrie, tout commerce leur était inconnu. C’est aujourd’hui l’un des peuples les plus agriculteurs et les plus industrieux de cette région de l’Afrique. Ils ont adopté la culture du riz, poussé très loin l’élève du bétail, supprimé de nombreux abus, tels que l’épreuve judiciaire du poison, brûlé leurs fétiches, aboli la peine de mort. Ils sont en état de réparer eux-mêmes leurs fusils, ils se construisent des cases de torchis qui ont bon air ; ils fabriquent de bonnes étoffes sur des modèles de choix. On ne les reconnaît plus.

Comment s’est opérée leur surprenante transformation ? Il y a vingt-cinq ans, sous l’influence d’un chef entreprenant et avisé, se forma chez eux une confrérie religieuse de fumeurs de hachisch. Les Bena Riamba, ou fils du chanvre, firent de la propagande ; d’année en année, le nombre de leurs adhérens grossit ; la fumée de leur pipe ayant adouci leur humeur, ils commercèrent entre eux, firent des lois, se constituèrent en parti du progrès et des réformes. En vain le parti conservateur, réfractaire à toute innovation, essaya de leur tenir tête, il en fut réduit à émigrer ; dans la colonie qu’il fonda, la férocité est encore une vertu, et il n’y a pas d’autre industrie que la guerre. Quand Rabelais écrivait son magnifique éloge de l’herbe pantagruelion, quand il la glorifiait en rappelant « que moyennant icelle, sont les nations que Nature semblait tenir absconses, imperméables et inconnues, à nous venues, nous à elles ; que par icelle Boréas a vu le manoir d’Auster, Auster a visité Zéphire, » il ne se doutait pas qu’un jour le chanvre ajouterait à tous ses titres d’honneur celui d’avoir transformé le caractère d’une peuplade africaine.

Assurément il est des moyens d’apprivoiser un peuple plus nobles que le hachisch. Mais le chef qui en introduisit l’usage chez les Baschilanges, ce Numa Pompilius des bords du Lulua, était, comme tous les grands législateurs, un profond psychologue : il savait que pour changer les mœurs des hommes, il faut changer leur âme, c’est-à-dire leur manière de concevoir la vie et de comprendre le bonheur. C’est la méthode que devront appliquer en Afrique les puissances européennes, en joignant à une généreuse philanthropie beaucoup de circonspection et de prudence. « Le continent noir, me disait un célèbre explorateur, est l’endroit du monde où l’enchaînement des causes et des effets est le plus mystérieux, où les méprises sont le plus faciles et le plus dangereuses, où il y a le plus de distance entre une bonne intention et un heureux résultat, où l’on voit le plus souvent le mal naître du bien et quelquefois aussi le bien naître du mal. »


G. VALBERT.