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un objet de première nécessité. Leurs seules passions sont une paresse de ruminant et une vanité puérile. Pourraient-ils les contenter s’ils n’avaient à leur service des outils vivans sur lesquels ils se reposent de tout et qui ne réclament aucun salaire ? Plus ils en ont, plus ils s’estiment et sont à la fois heureux de leur oisiveté et fiers de leur bonheur.

Ajoutez à tout cela des chefs qui sont des tyrans et qui n’ont pas de budget. Il leur faut une armée, des officiers pour la commander, de la poudre, des balles, un train de maison qui impose à leur peuple ; ils sont tenus aussi de récompenser les services qu’on leur rend. Les richesses naturelles de leur pays leur sont de peu de ressource ; faute de voies de communication, les débouchés leur manquent. Le captif est le seul capital dont ils puissent disposer à leur guise, et c’est aussi le seul présent dont on leur sache gré. Ils savent qu’ils obtiendront tout de leurs guerriers en leur donnant des hommes ou en leur fournissant l’occasion d’en prendre. Une bonne razzia procurera au maître et à ses féaux la seule marchandise dont ils sentent le prix ; une moitié sera pour lui, l’autre pour eux. Ce n’est pas en tuant des Arabes qu’on extirpera radicalement l’esclavage ; c’est en créant aux noirs de l’Afrique de nouvelles conditions d’existence sociale. Comme le dit M. Binger, l’abolitionisme est une œuvre de longue patience : « Chaque voie de communication terrestre ou fluviale, chaque tronçon de chemin de fer sera un coup porté à la traite. En développant le commerce, nous augmenterons le bien-être des indigènes, les chefs pourront écouler leurs produits, se créer un budget, et ils n’auront plus besoin de vivre de rapines. Les marchands de captifs trouveront plus de bénéfice à vendre autre chose. Le propriétaire d’esclaves, avec les méthodes de culture que nous lui enseignerons, verra que par son propre travail, il produit plus qu’en utilisant des esclaves. » L’Afrique n’a vu trop souvent dans l’Européen qu’un brigand à la face pâle, plus raffiné, mais aussi cruel que les autres. Puisse-t-elle un jour nous regarder à la fois comme de bons gendarmes et comme des défricheurs de terres et d’âmes incultes !

Les maladies morales ne sont jamais guéries que par des remèdes moraux. Ce que peut sur le tempérament et les mœurs d’un peuple une seule habitude changée, M. de Wissmann nous en fournit un exemple fort curieux, très frappant, qui mérite d’être médité. Les Baschilanges, chez qui il avait recruté la majeure partie de ses porteurs, sont une peuplade à cheval sur le Lulua, affluent du Kassaï. Ils se divisent en plusieurs tribus, auxquelles on avait donné divers surnoms, selon qu’on les comparait aux termites blancs, à des chiens qui mordent ou à des moustiques buveurs de sang. Célèbres pour leur sauvagerie et leur férocité, les Baschilanges étaient toujours en guerre avec leurs voisins ou entre eux, comme le prouvent les nombreuses