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contrats avec les chefs et reçoivent d’eux livraison de tant de kilos de bois d’ébène, après quoi ils conduisent leurs captifs dans les tribus des Bakubas, où ils les échangent contre de l’ivoire. Ces Bakubas n’achètent d’esclaves mâles que pour les égorger dans les cérémonies des funérailles ; plus le défunt était considéré, plus sont nombreux les serviteurs qui doivent lui tenir compagnie dans son tombeau. On retrouve dans le Dahomey les mêmes coutumes, les mêmes mœurs. C’est une croyance générale en Afrique que par des enchantemens, par des opérations magiques, un homme peut se métamorphoser en léopard, en crocodile, en rhinocéros. Ce n’est pas une métamorphose : en se faisant crocodile, un Bakuba se rend justice, il montre au monde son vrai visage. Mais à quoi se réduit la responsabilité des Arabes dans cette affaire ? Ils n’ont rien inventé, ils exploitent.

M. le capitaine Binger a, le premier, traité la douloureuse question de l’esclavage africain avec autant de philosophie que d’humanité. Il a le droit d’en parler ; il a acquis son expérience par un dur labeur et couru de grands risques. S’il ne condamne pas en principe l’emploi de la force, il le juge dangereux quelquefois et toujours insuffisant. Il pense que si, par des mesures de rigueur, on peut supprimer complètement la traite sur mer, il n’en va pas de même sur le continent, qu’il faudrait des bases d’opération multiples, des centres de ravitaillement partout, des colonnes toujours en nombre et toujours en mouvement, des millions et des millions à dépenser ; que les expéditions à l’intérieur seraient funestes ou inefficaces, qu’on se verrait dans la nécessité de vaincre sans cesse, de n’être jamais malheureux, qu’il suffirait d’un échec pour provoquer le massacre général des Européens ; que les troupes seraient bientôt décimées par la fièvre, par la maladie, par l’excès des fatigues, que, sans pouvoir joindre un insaisissable ennemi, elles se fondraient dans leurs campagnes, et que, pour vivre dans le pays de la faim, elles en seraient réduites à ravager, à piller. Et qu’est-ce qu’une philanthropie qui égorge et qui pille ?

Comme les pommiers portent des pommes, certains états de société enfantent fatalement l’esclavage. Une torpeur d’esprit qui produit l’endurcissement de l’âme, une insécurité qui, déconcertant tous les calculs, détourne des longs efforts et de toute application suivie, l’habitude de se tenir prêt, de s’attendre à tout, la destinée humaine considérée comme un jeu de pur hasard, où les gagnans ont tous les droits, où les perdans n’ont pas même celui de se plaindre, une agriculture dans l’enfance, la terre payant mal les soins qu’on lui donne, le travail méprisé parce qu’il n’est pas rémunérateur et rendu rebutant par la grossièreté de l’outillage, la main-d’œuvre si défectueuse qu’il faut répartir entre dix ouvriers la besogne d’un seul, voilà bien des raisons pour que les demi-sauvages de l’Afrique tropicale regardent l’esclave comme