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établissemens de négriers et de traitans. Ils ont conclu un traité avec l’homicide peuplade des Wawembas, qui ont pour principe que plus un homme a commis d’assassinats, plus il a de droits à l’estime publique. Les Wawembas ne réduisent en captivité que les femmes et les enfans ; ils massacrent les pères et les maris et leur coupent la tête. Ils conduisent leurs captifs aux Arabes du Nyassa, qui leur donnent en retour des fusils, de la poudre, des étoffes et des perles. Quand il traversa le bassin du Chambèse, qui est le plus grand affluent oriental du lac Banguéola, M. de Wissmann vit partout des maisons incendiées, des champs dévastés, des crânes alignés le long des routes. Quelques villages étaient encore habités ; comme les Wawembas sont des vautours nocturnes et fondent sur leur proie avant le premier blanchissement de l’aube, les femmes et les enfans s’en allaient dormir dans la forêt et ne rentraient dans leurs cases qu’au matin. Quelques-uns de ces villages palissades avaient été construits dans l’épaisseur des fourrés les plus sombres, et M. de Wissmann pensa à l’autruche, qu’on accuse à tort d’enfouir sa tête dans le sable pour n’être pas vue. Ces malheureux avaient beau se cacher, le chasseur réussissait toujours à les joindre ; eux-mêmes ne le voyaient pas venir, et, toujours surpris, leurs palissades ne leur servaient de rien.

Tous les voyageurs sérieux qui ont séjourné dans l’Afrique centrale conviennent qu’une fois achetés et reçus dans l’intérieur d’une famille musulmane ou fétichiste, les esclaves sont traités avec douceur. Comme le dit M. le capitaine Binger dans un petit livre fort instructif, ils vivent sous le même toit que leurs maîtres, sont nourris et vêtus comme eux, se marient, et leurs enfans, qui sont de la famille, ne peuvent être vendus. Se sont-ils convertis à l’islamisme, il leur est aisé de se faire affranchir, et souvent ils ne le désirent pas, tant leur sort leur paraît supportable. « Ces esclaves, dit M. Binger, ne sont pas plus malheureux que beaucoup de gens qui vivent autour de nous et que nous ne voulons pas voir. »

Ce qui est horrible dans la destinée du noir capturé, c’est le temps qui s’écoule entre le jour où il a été pris et celui où il est vendu à un maître sédentaire. La plupart ne trouvent pas tout de suite un acquéreur, et les négriers leur font faire quelquefois des mois entiers de voyage ; ce voyage est un long supplice. Nus, exposés à toutes les intempéries, ils marchent en file indienne, retenus par la même corde, qui leur passe autour du cou, fournissant des étapes de trente ou quarante kilomètres, par une pluie diluviale ou sous un soleil de feu, à travers des pays que la guerre a dévastés. Malheur à celui qui, n’en pouvant plus, se laisse tomber sur place ! On aura bientôt fait de

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  1. Esclavage, islamisme et christianisme, par le capitaine Binger. Paris, 1891.