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sait que les musulmans n’ont point de préjugés de race ni aucune répugnance à s’allier avec les nègres, qu’ils prennent volontiers leurs femmes parmi les indigènes de l’intérieur de l’Afrique. C’est leur supériorité sur nous et l’une des raisons qui expliquent la puissance irrésistible de leur propagande, l’étonnante facilité avec laquelle ils envahissent le continent noir. Ce ne fut guère qu’en 1871 que les Arabes, partis de la côte orientale, atteignirent le Tanganyka. En 1886, ils avaient pris possession des Falls. A la suite de l’incident tragique qui causa de si graves ennuis au major de Wissmann, le gouvernement belge, loin de songer à des représailles, fit offrir à Tippo-Tib le poste de gouverneur des Falls et un traitement de 9,000 francs ; il aimait mieux l’avoir pour fonctionnaire que pour ennemi. Quoique gouverneur de la station, Tippo-Tibcontinua de résider à Kassongo, dans le Manyéma, c’est-à-dire dans le pays situé entre le Congo et le lac Tanganyka. Le capitaine Trivier nous représente ce métis d’Arabe et de négresse comme un homme de belle prestance, d’une taille au-dessus de la moyenne, au front fuyant, à la barbe grisonnante, au nez épaté. « Son pouvoir, dit-il, ne s’appuie pas sur des forces très considérables. Le maître du centre africain, sultan, banquier, marchand, traitant, chasseur d’ivoire et acheteur d’hommes, n’a guère sous son influence que 3,000 ou 4,000 Arabes du Zanguebar ; mais cette poignée d’hommes a, pour dominer les centaines de mille indigènes qui tremblent à son approche, deux choses avec lesquelles on accomplit des prodiges : la discipline d’abord, puis la direction d’un chef né pour le commandement. C’est le défaut d’entente, les stupides guerres intestines et l’absence de toute direction d’ensemble qui mettent les noirs à la merci d’une bande d’aventuriers musulmans[1]. » Le musulman est impérialiste, il a acquis depuis longtemps la notion de l’État ; le noir ne l’a pas, et c’est sa misère.

Tippo-Tib est l’homme sans la permission duquel on ne peut pénétrer en Afrique, le redoutable guichetier à qui ont eu affaire Livingstone, Cameron, Stanley. Le capitaine Trivier n’a eu qu’à se louer de lui. Il déclare que si le sultan ne l’avait couvert de sa protection, il n’eût pas fait dix lieues sans être pillé par les indigènes. Un contrat fut passé en vertu duquel Tippo-Tib s’engageait à faire conduire l’officier français à Zanzibar et à le nourrir pendant toute la route, lui, son compagnon de voyage et ses deux laptots : « Grâce aux recommandations qu’il avait adressées en ma faveur à ses nombreux amis, j’ai reçu partout un accueil des plus empressés… Tel est l’homme que certaines nations cherchent à faire passer en Europe pour le fauteur de tous les désordres qui se commettent dans l’Afrique centrale et comme l’ennemi juré de tous les blancs ! Je n’ai rien fait pour obtenir les bonnes

  1. Mon Voyage au continent noir, par E. Trivier. Paris, 1891 ; Firmin Didot.