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à leurs seules ressources. Ces imputations ont été reproduites par M. le capitaine Trivier, qui a eu le glorieux bonheur de traverser, en 1889, toute l’Afrique équatoriale, sans autre escorte que deux laptots sénégalais et sans tuer personne en chemin. « N’eût été la mission française de Kibanga, au nord du lac Tanganyka, nous dit-il, les malheureux indigènes qu’avait emmenés M. de Wissmann mouraient de faim ou étaient réduits en esclavage. » Il est bon de connaître ce que dit le major allemand à sa décharge ou plutôt l’explication qu’il donne de sa conduite.

Pour gagner la frontière orientale de l’immense état du Congo et pousser jusqu’aux premiers postes occupés par les négriers arabes, il avait emmené de Luluaburg 4 lieutenans, 15 soldats, 42 porteurs de la côte, 38 esclaves balubas rachetés, 250 porteurs baschilanges, auxquels s’adjoignirent 3 chefs indigènes, avec une escorte de 500 hommes et de 100 femmes. La caravane, armée de 500 fusils, était forte d’à peu près 900 têtes ; et, comme le dit M. de Wissmann, c’est une entreprise fort ardue que de nourrir 900 bouches dans la solitude des forêts, dans des savanes, dans des bas-fonds marécageux ou dans des pays ravagés et dépeuplés par la chasse aux esclaves. Tels sont les inconvéniens, souvent signalés, de ce genre d’expéditions. On tend à un but noblement philanthropique, et on commence par infliger de cruelles souffrances aux indigènes dont on rêve d’améliorer le sort. La troupe affamée de M. de Wissmann ne pouvait subsister qu’en rançonnant les villages ; on volait, on brigandait. Il exécuta d’abord quelques pillards, il finit par fermer les yeux. Peut-on empêcher des hommes qui meurent de faim de prendre leur nourriture où ils la trouvent ? Et quelle nourriture ! « Je suis persuadé, nous dit-il, que depuis le passage du Sankurru, c’est-à-dire depuis six semaines, nos gens n’avaient pas mangé d’autre viande que des chenilles et des sauterelles. »

A la disette, à l’épuisement, vint s’ajouter la petite vérole. La caravane offrait un spectacle navrant ; on avait dû enterrer quelques Baschilanges morts d’inanition. « Je ne pus prendre sur moi, nous dit encore M. de Wissmann, de m’opposer au pillage des champs. On mangeait tout, même ce qui n’était pas mûr, même les tiges vertes du mil, qui ont un léger goût sucré. Triste tableau que celui de notre campement ! Un ciel grisâtre, nos gens gris de froid et de faim, un avenir encore plus gris. » En approchant du pays des négriers, il passa sa petite armée en revue et constata que dans telle famille qui, au départ, comptait huit têtes, il n’y avait que trois survivans. Toutefois, les chefs indigènes ne demandaient point à s’en aller ; ils auraient eu honte de retourner au Lulua sans avoir vu Nyangoué, la grande ville arabe. M. de Wissmann tria son monde, établit un camp pour ses invalides, et, les laissant en arrière, il se dirigea sur Nyangoué avec une escorte de deux cents hommes.