Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mille ans. Alors, enfin, la foi de Juda, affranchie de tout esprit de tribu et purifiée de toute scorie nationale, deviendra la loi de l’humanité. Le monde, qui raillait la patience d’Israël, verra se vérifier les promesses dont l’aveuglement des scribes et l’entêtement des rabbins ont retardé, de vingt siècles, l’accomplissement. Selon la parole des prophètes, les nations viendront prendre leçon de Juda, et les peuples s’attacheront aux pans de ses vêtemens, disant : « Allons, montons à la montagne de Jéhovah, à la maison du Dieu d’Israël, pour qu’il nous instruise dans ses voies. » La religion d’esprit et de vérité vers laquelle, après Luther et après Voltaire, soupire encore le monde, Israël la lui enseignera. Il n’a, pour cela, qu’à laisser tomber ses pratiques vieillies, comme le chêne, au printemps, secoue les feuilles mortes de l’hiver. Le dépôt divin, le legs des prophètes, qu’il a gardé intact sous son lourd rituel, Juda, délivré de la servitude des rites, le transmettra aux Gentils. Ce sera l’avènement de la religion vraiment universelle et définitive, humaine à la fois et divine. C’est alors seulement, après avoir fait passer l’esprit de la Thora dans l’âme des peuples, qu’Israël, ayant rempli sa vocation, pourra se dissoudre parmi les nations.

Le rêve est grand, et tout juif, — souvent à son insu, — on porte un pareil au fond de lui. Plus d’une chose l’y encourage, l’anarchie intellectuelle de nos vieilles sociétés chrétiennes, la souffrance religieuse, la plus intime des souffrances humaines, le besoin de foi et la difficulté de croire, l’évolution du protestantisme et des sectes rationalistes qui, sous le couvert de la Bible, en reviennent, ainsi que les unitaires, au jaloux monothéisme de Jéhovah. Mais pareil rêve est-il à la portée du juif ? Laissons de côté le christianisme, dont le vieux tronc fendu garde encore plus de sève que d’aucuns ne le croient. Ne considérons que le judaïsme. Quand il lui resterait assez de force, et assez de foi, pour soulever de nouveau le monde, Israël aurait toujours peine à lui apporter une religion, car une religion n’est pas seulement une doctrine plus ou moins définie ; et la croyance a un Dieu vivant ne distingue plus si bien le judaïsme qu’elle suffise à lui constituer un dogme propre. Une religion, nous l’avons dit, a besoin d’un culte, de cérémonies, de liens liturgiques pour relier visiblement les âmes. Le rituel lui est peut-être plus essentiel que le dogme ; le rituel peut du moins survivre au dogme. Les vieilles religions ressemblent souvent aux vieux arbres, dont le tronc évidé n’en continue pas moins à porter des feuilles et des fleurs. Aucune religion, au contraire, ne saurait longtemps se passer de rituel. Israël lui-même, c’est à ses observances qu’il a dû de traverser les siècles. Or, la condition première du triomphe de l’ancienne loi, c’est l’élimination des pratiques cérémonielles,