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ductilité étonnantes, le juif moderne. Le chrétien avait laborieusement créé, autour de l’israélite, un petit monde fermé dont les habitans, relégués derrière les murs de leurs juiveries, exclus de presque toutes les professions, contraints de se marier entre eux, devaient naturellement tendre à former, au milieu des peuples, une race nouvelle. Qui sait ce qu’eût donné, pour toute autre religion, un pareil régime prolongé durant quelques centaines d’années ! Des musulmans en eussent fait l’expérience sur des chrétiens qu’il ne leur eût peut-être pas fallu dix générations pour obtenir un type aussi tranché.

Imaginez des animaux, des chevaux ou des chiens, enfermés pendant quatre ou cinq cents ans dans un parc clos, strictement isolés de tous leurs congénères, et astreints à une diète uniforme. C’est, à peu près ainsi qu’on a procédé avec les juifs. On a formé une race humaine, comme des éleveurs créent une race animale. Après cela, il est permis de dire que le juif est le produit du groupement obligatoire et des conditions économiques ou politiques, autant et plus que des conditions ethnographiques. Ce qui fait son originalité, au point de vue même de la race, c’est moins le sang oriental hérité de ses ancêtres lointains, les Beni-Israël, que le genre d’existence auquel ses pères ont été plies par les nôtres. Cela est si vrai que, à mesure que tombent les clôtures des anciennes juiveries, les particularités du type et du caractère juifs semblent aller s’effaçant ou s’atténuant.


V

Le juif est ainsi une création de notre moyen âge ; il est l’œuvre factice d’une législation hostile. Mais, si nous avons fait le juif, nous ne l’avons pas fait à nous seuls. Le ghetto d’Italie, la carrière de Provence, la judengasse d’Allemagne, le mellah du Maroc, la hara de Tripoli, n’ont été que le moule, la matrice où a été coulé le juif ; ils ne lui ont donné que sa forme extérieure. Outre les lois du dehors et les influences externes, le juif a aussi été formé par un agent interne dont l’action, plus continue, a peut-être été plus puissante encore. Cet agent, c’est sa loi, ses observances, en un mot sa religion. Comme l’a dit M. Renan, le juif est moins le produit d’une race que d’une tradition ; ou, comme dit M. J. Darmesteter, le juif est moins une œuvre de la chair qu’une œuvre de l’esprit. Il a été façonné, pour ne pas dire fabriqué, par ses livres et par ses rites. Il est sorti des mains de ses rabbins.

En ce sens, le juif a été fait par la synagogue. Si le ghetto est la maison où il a été élevé, sa mère est la Bible, son père est le Talmud. Et il a gardé la ressemblance des parens qui l’ont