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Ce n’est qu’en s’affranchissant de toute idée chrétienne que le monde se « désémitisera. »


III

Mais, assez parler des juifs anciens. Les juifs modernes sont-ils de purs Sémites ? Sommes-nous seulement certains qu’il y ait une race juive, ou que les israélites d’Europe, d’Asie, d’Afrique soient tous également les fils de Jacob et les descendans des Beni-Israël de la terre de Chanaan ? Rien ne le prouve. Longtemps, sur la foi des juifs eux-mêmes, nous avons cru que, dans le judaïsme, la race et la religion étaient deux termes corrélatifs, impossibles à isoler l’un de l’autre. Cette vue ne s’accorde pas toujours avec les données de l’histoire. Il est permis de mettre en doute la pureté du sang de Juda. Le juif, dans son odyssée de vingt siècles à travers cent peuples divers, paraît avoir subi plus d’un croisement. De l’antiquité à la fin du moyen âge, bien des ruisseaux de sang étranger ont pénétré dans les veines de Jacob. Pour s’allier aux fils ou aux filles des nations, le juif n’a même pas attendu la dispersion. Les mélanges ethniques semblent remonter à la captivité de Babylone. Quand Juda serait, sous les saules de l’Euphrate, resté pur de toute mésalliance, il est difficile que les colons envoyés d’Assyrie au royaume d’Israël n’aient point laissé de traces en dehors des Samaritains, eux-mêmes, du reste, résorbés peu à peu par le judaïsme. La question des mariages mixtes est une de celles qui passionnèrent Jérusalem après le retour de la captivité. Les restaurateurs de Sion, les Esdras et les Néhémie, ont beau interdire toute alliance avec les femmes étrangères, la défense des réformateurs du Ve siècle montre combien fréquentes étaient devenues de pareilles unions. Le livre de Ruth, la Moabite, en est une preuve : certains exégètes ont même supposé que cette patriarcale idylle était un plaidoyer contre les rigoristes, en faveur des femmes étrangères.

Ce fut bien autre chose à l’époque grecque et à l’époque romaine. Ce n’est plus seulement du sang chananéen, syrien, chaldéen, c’est du sang grec, du sang égyptien, du sang latin, peut-être du sang gaulois ou espagnol qui, par divers canaux, s’est mêlé au vieux sang sémitique. On croyait, naguère encore, que la diffusion des juifs, à la veille ou au lendemain de la chute du Temple, était un fait d’ordre purement ethnographique, le résultat de l’émigration des juifs de Palestine. C’était là une vue incomplète : la brusque expansion du judaïsme en Égypte, en Asie-Mineure, en Europe même, dès avant l’ère chrétienne, est, en grande partie, un fait d’ordre moral ; elle provient, pour une bonne