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Rome, là au profit de la réforme. En France, en Angleterre, en Hollande, en Autriche-Hongrie, en Pologne, dans les états allemands ou Scandinaves, ce fut le grand effort du XVIe ou du XVIIe siècle. Si Louis XIV et Guillaume III y ont également échoué, c’est qu’en cela ils allaient contre l’esprit de l’Occident. Au temps où il semblait qu’un Anglais ne pût être papiste, ou un Français être protestant, il était tout simple qu’un juif ne pût être ni Anglais ni Français. Certains états de l’Europe en sont encore là, — un au moins, le plus vaste. La loi ou l’opinion y persiste à enchaîner la nationalité à la religion. Par ce côté, la Russie est encore tout orientale ; elle tient plus à l’Asie qu’à l’Europe. Moscou n’a pas été impunément en contact avec le Byzantin et le Tatar. À ses yeux, il n’y a de vraiment russe que l’orthodoxe. La triple immersion du baptême pravoslave est, pour le gouvernement du tsar, non moins que pour le moujik, le plus sûr garant de la nationalité russe. De là, le prosélytisme officiel du très saint synode ; de là les vexations et restrictions imposées aux ministres des cultes dissidens. Aussi bien, pour les feuilles de Moscou, non moins que pour les chancelleries pétersbourgeoises, ce sont des cultes étrangers ; et, chrétiens ou non chrétiens, c’est sous ce nom de « confessions étrangères, » que les désigne officiellement la loi. À cet égard, le protestant et le catholique ne sont pas toujours plus favorisés que l’israélite. Le seul privilège de ce dernier est d’exciter plus d’aversion. La poussée nationale qui, de Moscou, pèse sur toutes les populations non orthodoxes exerce sa plus lourde pression sur le juif, sur le « Sémite, » doublement étranger par la race et par la religion.

Il ne faut pas s’y méprendre en effet ; ce qui, en Russie, poursuit le juif, c’est moins l’intolérance religieuse qu’une sorte d’intolérance nationale, un patriotisme étroit et soupçonneux qui s’en prend, à la fois, aux luthériens des provinces baltiques, aux catholiques de Lithuanie ou de Russie-Blanche, aux infortunés uniates de Podlachie, aux juifs de l’Ouest. Et si le patriotisme russe garde une teinte confessionnelle, la Russie n’en est pas entièrement responsable. La faute en est, avant tout, à l’histoire[1]. Le grand empire slave n’a pas encore su se dégager de son passé oriental. La « sainte Russie » en est demeurée à la tradition byzantine ; au risque de s’aliéner 30 ou 40 millions de sujets, elle cherche l’unité politique dans l’unité religieuse. C’est que, — M. E.-M. de Vogué le disait un jour, — elle est, elle aussi, un Islam, — et, j’ajouterai, un Islam plus absorbant que l’autre.

  1. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III, la Religion, liv. I, chap. II et liv. IV, chap. I. (Hachette, 1889.)