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juifs eux-mêmes nous l’ont conservée ; elle a été donnée par l’Aman du livre d’Esther et le Pharaon de l’Exode. M. le pasteur Stœcker n’aurait eu qu’à se l’approprier. « Alors Aman dit au roi Assuérus : Il y a dans toutes les provinces de ton royaume un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observant pas les lois du roi. » En ce temps-là, on ne reculait pas devant les solutions nettes ; et Aman ajoutait : « Si le roi le trouve bon, qu’on écrive l’ordre de le faire périr[1]. » Les juifs ont la mémoire longue ; ils n’ont pas perdu le souvenir du ministre d’Assuérus ; aujourd’hui encore, chaque année, à la fête des Pourim, tout Israël célèbre avec allégresse la chute d’Aman.


I

Vingt-cinq siècles ont passé depuis que la beauté d’Esther a sauvé Israël, et le propos d’Aman, fils d’Hammédatha, l’Agaguite, n’a pas perdu toute vérité. Que les Juifs, répandus de l’Orient à l’Occident, aient longtemps formé un peuple au milieu des peuples environnans, comment le contester ? Israël avait été brisé en morceaux, et les débris des tribus, projetés au loin, semblaient pareils à ces éclats de bronze qui défient les siècles. On eût dit les fragmens d’un peuple concassé. Les juifs ont, durant quelque quinze cents ans, présenté ce phénomène, presque unique, d’une nation sans territoire. Au milieu des états chrétiens ou musulmans, ils ressemblaient aux lits de silex épars dans la craie des côtes normandes. Les juifs, tout les premiers, disaient habituellement d’eux-mêmes : notre peuple, notre nation. La loi était, pour eux, autant un lien national qu’un lien religieux. Ils vivaient du souvenir de Jérusalem, restée la patrie de leurs âmes et de leurs espérances. Sion était toujours la mystique capitale de Juda dispersé ; il en appelait la restauration dans ses prières ; il l’attendait des promesses de Jéhovah, et comptant sur la parole de ses prophètes, il campait en pèlerin parmi les peuples au milieu desquels l’exil avait dressé ses tentes.

Mais peut-on toujours juger de l’avenir par le passé ? et le passé du juif n’est-il point déjà, en plusieurs pays, démenti par le présent ? La question est de savoir si le judaïsme doit, en tous lieux et à jamais, constituer un peuple, en même temps qu’un culte ; ou, en d’autres termes, le juif établi parmi les nations en majorité chrétiennes y sera-t-il toujours un intrus étranger, séjournant dans leur

  1. Esther, III, 8, 9. — Comparez, dans l’Exode (I, 8, 10), le langage du Pharaon : « Voilà les enfans d’Israël qui forment un peuple plus nombreux et plus puissant que nous, etc. »