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l’unique idée de leurs parens. « Autrefois, dit un écrivain berlinois, les jeunes filles savaient qu’elles se marieraient sans peine le moment venu ; celles qui ne se mariaient, pas restaient dans les familles, chez des tantes, etc., et pouvaient toujours se rendre utiles[1]. Mais aujourd’hui, les familles ne sont plus organisées que sur le pied du strict nécessaire, et les liens du faisceau familial se relâchent tous les jours. » Aussi, les mariages se font-ils à Berlin dans des conditions singulières de hâte et d’imprudence. Il était d’usage, par exemple, il y a quelques années, de conduire les filles à marier, tous les jeudis, dans un concert de la rue de Leipzig. On s’attablait. Les jeunes gens qui trouvaient une fille à leur goût venaient causer avec les parens, demandaient la permission de reconduire la famille. On échangeait ses cartes, on s’invitait pour le soir suivant dans quelque brasserie, et huit jours après, les fiançailles étaient conclues.

Ce qui se pratiquait alors le jeudi au concert Bilse se pratique maintenant tous les soirs dans les lieux publics de Berlin. Il y a aussi dans la ville, au dire de M. Lindenberg, des centaines d’agences, fort sérieuses, qui s’occupent de mariages, et le nombre des mariages faits par leur entremise grandit de jour en jour. Enfin, les supplémens du dimanche de la Gazette de Voss offrent régulièrement aux jeunes gens, avec un luxe de détails que tempère seule la peur d’une dépense excessive, l’assortiment le plus complet de filles à marier de tout âge et de toute condition.

Que beaucoup des mariages ainsi préparés n’apportent pas aux deux époux le parlait bonheur, cela n’a rien de trop surprenant. Que souvent ces couples, une fois unis, songent à se désunir, cela aussi est aisé à comprendre. Et il faut y joindre que, avant comme après le mariage, la femme berlinoise vit à la manière anglaise, avec une extrême liberté d’allures. Elle peut sortir seule, aller où elle veut, recevoir qui lui plaît : habitude dont on prévoit l’effet sur des êtres fragiles, sans volonté, n’ayant dans l’esprit qu’une infinité de rêveries sentimentales et de désirs irréfléchis.

Le mari et la femme couchent dans deux lits séparés. Le mari pose volontiers, comme condition à son mariage, qu’il pourra garder ses façons de célibataire : en d’autres termes, passer la soirée au calé avec ses amis. En tout cas, il reste toute la journée hors de chez lui, occupé à ses affaires ou à ses plaisirs. Et que sa femme l’accompagne le soir à la brasserie ou qu’elle reste à la maison, la malheureuse ne trouve toujours rien pour remplir le vide de son

  1. La plupart des institutrices, maîtresses de langues, de piano, etc., gagnent de 25 à 50 pfennigs par leçon.