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où personne ne refusera de se rendre à leur invitation. Ils sont désormais la vraie noblesse de Berlin, et on affirme que si la mort n’avait arrêté si tôt le règne de l’empereur Frédéric, c’est eux qui auraient formé la nouvelle cour impériale.

Un grand nombre de jeunes gens nobles entrent dans l’armée. Mais en dépit de toutes les apparences, l’armée ne se mêle pas davantage que la noblesse à la véritable vie de Berlin. Les officiers sont séparés du reste de la population par l’obligation où ils sont de porter toujours l’uniforme et aussi par un système très compliqué de règlemens et de coutumes qui les contraignent à vivre entre eux, à constituer au centre de Berlin comme un état dans l’état. Ils ne vont guère dans le monde, et, dans les lieux publics où on les rencontre, il est rare qu’on les voie en compagnie de civils. Un petit nombre seulement d’entre eux sont mariés. Les officiers riches s’amusent dans leurs clubs ou dans des restaurans et des cafés qui leur sont réservés. Les pauvres mènent une existence assez misérable ; ils habitent des chambres garnies où le plus souvent leur ordonnance leur sert de domestique à tout faire.

Et parmi ces officiers de Berlin que l’on s’imagine volontiers comme d’épais soudards, j’ai trouvé beaucoup d’esprits délicats, plus infiniment que dans aucune autre classe sociale en Allemagne. C’est parmi les officiers que les nouvelles tentatives littéraires et artistiques recrutent les adhérens les plus dévoués. Quelques-uns des principaux peintres, poètes, romanciers et musiciens de l’Allemagne d’aujourd’hui, sont en même temps lieutenans ou capitaines dans l’armée active. Il y a tel livre anonyme sur des questions morales, plein de hardis paradoxes et de réflexions fines, que l’Allemagne entière ne manque pas d’attribuer à un professeur, et qui est l’œuvre d’un modeste officier prussien, occupant ainsi dans sa petite chambre des faubourgs le loisir de ses soirées.

Point davantage que les officiers, les soldats ne se mêlent aux civils. Ils restent toute la semaine enfermés dans leurs casernes, et quand ils sortent, le dimanche, c’est pour aller dans des brasseries, des concerts ou des bals uniquement destinés à leur usage. Le seul contact qu’ils aient avec les Berlinois, ce sont ces manœuvres de printemps au Tempelhof, où il est de tradition que tout Berlinois doit assister une fois l’an. Des milliers de gens se pressent là, pendant un mois, admirent les derniers progrès de la passivité humaine, et attendent patiemment la fin des exercices pour aller boire dans une brasserie voisine la fameuse bière bockbier, dont l’apparition constitue annuellement le signal officiel du retour du printemps.

Les nobles, les officiers et les soldats et aussi la tranquille