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fils et de prendre une part plus active au mouvement de réforme nationale. Et certes, les nobles parens des trois jeunes gens qui se sont tués ces jours-ci auraient bien fait de donner à leurs fils une éducation plus morale ; car tous les trois se sont tués après s’être un peu déshonorés, laissant derrière eux des dettes, des misères et les pires souvenirs. Mais il me semble que c’est précisément pour avoir voulu prendre leur part au mouvement de réforme nationale qu’ils ont si mal fini. Au lieu de s’enfermer dans leurs châteaux de province ou leurs hôtels de Berlin, comme leurs parens, ils ont essayé de se mêler à la vie berlinoise. Ils se sont enivrés de Champagne dans les cafés-chantans, ils ont joué aux cartes et aux dés : c’est de cette façon que s’amusent à Berlin tous les jeunes gens riches. Seulement, si les jeunes Berlinois s’amusent de cette façon, ils savent par ailleurs gagner l’argent qu’ils dépensent. Ils sont intéressés dans de grosses maisons de commerce, ils spéculent à la Bourse, ils ont tous quelqu’un de ces métiers précieux où l’argent afflue et se renouvelle sans interruption. Les jeunes nobles, au contraire, faute d’être doués du tempérament qui convenait à ces mœurs improvisées, n’en ont vu qu’un revers, le côté de plaisir et de dissipation.

Ainsi, Berlin élimine peu à peu tous ceux qui ne sont pas aptes à y vivre. Peu à peu, la noblesse prussienne s’exile, laissant l’endroit à ses nouveaux maîtres. Les sombres hôtels de la Wilhelmstrasse et des quartiers aristocratiques ne tarderont pas à tomber entre les mains de banquiers ou de négocians qui les remplaceront aussitôt par de magnifiques palais dans le style à la mode. Celles des familles nobles qui n’habitent pas à demeure leurs châteaux de province se cloîtrent chez elles, vivent isolées du reste de la population, affectent de rester étrangères à tout ce qui se fait dans la ville. On ne les rencontre dans aucun des lieux où va le public ; évidemment elles ont cessé d’appartenir à la vie de Berlin.

Personne d’ailleurs ne s’occupe d’elles, et c’est par simple curiosité de badauds que les Berlinois s’enquièrent si assidûment de ce qui se passe à la cour. Une aristocratie nouvelle tend de jour en jour à prendre la place de l’ancienne. Ces hôtels qui entourent le Thiergarten, ces villas qui s’élèvent aux environs, et ces équipages qui traversent l’allée des Tilleuls, tout cela est aux seigneurs d’à présent, aux conseillers de commerce, agens de change, industriels, etc., personnages, venus naguère on ne sait d’où, qui maintenant donnent des réceptions, organisent des marches aux flambeaux, président des œuvres de charité, sans cesser un moment de poursuivre leurs affaires. La méfiance où on les tenait il y a quelques années ne peut tardera s’atténuer : le jour est prochain