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comme une invention de l’hypocrisie anglaise, soucieuse de déguiser sa parfaite incroyance. Mais, d’autre part, les écrivains exaltés du socialisme expriment souvent cette conviction qu’il est la religion nouvelle : « La démocratie sociale vit dans la foi à la délivrance de la servitude matérielle et spirituelle, dans l’amour de l’égalité entre les hommes. » Leurs poètes, d’ailleurs médiocres, dans leurs hymnes si souvent gonflés par la haine et qui évoquent des horizons empourprés de cités en flammes, expriment des sentimens analogues. Mais c’est surtout par les actes, par les sacrifices infinis et les dévoûmens sans bornes qu’il inspire à des hommes pauvres et obscurs, que le socialisme présente des ressemblances frappantes avec le fanatisme religieux. C’est exagérer sans doute que de les assimiler aux premiers chrétiens, que de voir avec Rudolph Meyer, dans tout compagnon qui tire l’alène, un apôtre du présent. D’autres[1] retrouvent en eux les enthousiastes du XVIe siècle, les sectateurs de Jean de Leyde, qui considéraient dans la vie communiste le royaume de Dieu descendu sur la terre. Ces idées renaissent plus claires et plus puissantes. Tous les grands changemens historiques sont sortis de même de l’esprit populaire, modifié dans ses couches profondes. Et voici, d’après Huber, la singulière, l’inquiétante contradiction de notre temps. D’une part, les privilégiés de la fortune, non pas précisément croyans, mais rattachés instinctivement à l’Église par l’appréhension, l’effroi de l’avenir, ainsi que le troupeau épars se rassemble et se serre autour du pasteur, quand commence à gronder l’orage, une société qui fait profession de spiritualisme et dont la vie pratique témoigne, au contraire, d’un matérialisme absolu, de l’unique passion d’augmenter sa richesse, de l’unique souci de jouir de son luxe, — et dans les foules, au contraire, le pur matérialisme théorique[2], qui aboutit à des exigences chrétiennes de fraternité entre les hommes, à la croyance en la possibilité de réaliser une humanité unie dans l’amour et le bonheur. C’est en ce sens que le prince Karolath a pu dire que, si elle n’avait pas le socialisme, la classe ouvrière serait dénuée de tout idéal.


VI. — LA SOCIÉTÉ DE L’AVENIR.

Et comme le prêtre, le politique socialiste fait luire aux yeux des foules misérables la vision brillante de l’avenir. Bien qu’ils se défendent de nous donner des descriptions exactes de ces paradis encore

  1. Huber, Die Philosophie des Sozialismus.
  2. « Le matérialisme des classes opulentes est seul condamnable. La tendance des classes pauvres au bien-être est juste, légitime et sainte. » (Renan, l’Avenir de la science.)