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socialiste, ils insinuent que leur internationalisme, en effaçant toute distinction entre Allemands et Français, profite mieux que toute autre méthode à la germanisation des provinces conquises. Les délégués alsaciens-lorrains, au congrès de Paris en 1889, déclaraient que leurs doctrines les obligeaient à répudier une guerre de revanche. Le député socialiste de Mulhouse, Karl Hickel, ancien mobile de 1870, s’est de même défendu d’être protestataire ; il n’a cure de son ancienne qualité de Français : — « Là où l’on prospère, là est la patrie. » — Il ne s’agit plus, disent les socialistes, de nationalités rivales, mais de classes rivales : entrepreneurs, exploiteurs, réactionnaires, voilà nos seuls ennemis ! Un épisode significatif, rapporté par l’abbé Winterer, achève de préciser cette tactique. Lors de l’exposition, Vaillant présentait Liebknecht au président du conseil municipal de Paris : — « Vous voyez devant vous, ajoutait-il avec emphase, l’Allemagne et la France se donner le bras. » — Liebknecht rapportant le mot, dans le journal le Volksblatt, le corrigeait d’une manière significative, « l’Allemagne et la France de l’avenir. » En cas de guerre défensive, ils se battraient avec la dernière énergie pour l’indépendance de l’Allemagne : ils sont unanimes à le proclamer. Ils votent contre l’accroissement des crédits militaires, mais de leur aveu même, leurs fréquentes invocations en faveur du désarmement ont un caractère platonique. Ils proclament ainsi la liberté universelle et acceptent tacitement la violence faite à des populations conquises ; ces frontières qu’ils prétendent renverser, ils se déclarent prêts à verser leur sang pour les défendre. Dans ces contradictions et ces inconséquences, il y a peut-être plus de politique que de conviction.

D’autre part, pour briller dans toute sa splendeur, l’idéal socialiste exige qu’un même système, qu’une même organisation embrasse le globe entier, que l’égoïsme, la jalousie, les rivalités, le désir de dominer et de dépouiller cessent entre les nations comme entre les individus, que les différences de climat, de tempérament, de mœurs, de caractère, s’effacent et disparaissent, qu’il n’y ait plus de nations, qu’il n’y ait même plus de races, mais une fraternité universelle. Comme l’Église catholique, ils poursuivent l’unité de foi et de discipline dans le monde entier : c’est un rêve. Imagine-t-on la belle occupation d’un seul état centralisé, s’il devait régler la vie de 1,500 millions d’êtres humains, dispenser leurs tâches, répartir leur consommation, les médicamenter, les amuser. D’après Bebel, ce sera une fédération des peuples, mais alors des états distincts poursuivront nécessairement des intérêts antagonistes, comme on en voit se manifester dans un même État entre régions industrielles et régions agricoles, celles qui se suffisent et celles qui ont besoin d’importer ou d’exporter.