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répartition en est de plus en plus inégale, et que de cette inégalité progressive naît l’antagonisme des classes et des masses. Ils ne sont pas seuls à le soutenir. Les professeurs d’économie politique, Roscher, Schmoller, affirment le même fait, et l’enseignement des universités allemandes profite ainsi indirectement au socialisme, non moins que la conception prussienne de l’état omnipotent. D’après ces économistes, également, la formation des fortunes énormes résulte plus ou moins de l’absorption des moyennes et petites fortunes. Selon Roscher, l’oligarchie d’argent, avec l’envers du paupérisme, a toute la dureté de l’ancienne aristocratie, sans en avoir les côtés adoucis, et ne laisse subsister d’autre lien entre les individus qu’un simple commerce d’affaires sans humanité et sans cœur. Ainsi se forme l’opposition redoutable du mammonisme et du paupérisme.

Or cette thèse, pierre angulaire sur laquelle les socialistes prétendent édifier l’avenir, est fort incertaine. Il n’est nullement prouvé que tout travail productif soit nécessairement destiné à devenir la proie du grand capital, qu’entre fortunés et déshérités un fossé aille se creusant, s’élargissant toujours. Cette antithèse désespérée est bien plus un puissant effet de rhétorique sombre qu’elle ne correspond à une réalité. Bien loin qu’en Allemagne ou en France la société soit nettement tranchée entre dix mille riches et trente-cinq ou quarante millions de pauvres, — de prolétaire à millionnaire, la gradation est insensible ; entre les deux extrêmes existe une foule de situations intermédiaires. Ce qui prouve que le paupérisme n’augmente pas, c’est le prolongement de la vie humaine dans tous les pays civilisés. Malgré bien des crises et des souffrances, la condition des ouvriers s’améliore ; ils sont mieux nourris, mieux vêtus, les salaires tendent à s’élever : la réduction du prix des objets de première nécessité est un phénomène général. En Prusse comme en Angleterre, d’après Wells, les chiffres officiels indiquent une décroissance des pauvres recevant des subsides. Dans son livre sur la Répartition des richesses, M. P. Leroy -Beaulieu, en s’appuyant sur des données statistiques, arrive à cette conclusion que l’élévation des très petits et des moyens revenus est continue en Prusse, en Saxe, on peut même dire dans tous les pays civilisés. Dix millions de Prussiens, d’après Richter, jouissent d’un revenu indépendant. La formation et la dissémination des capitaux sont encore prouvées par les caisses d’épargne. Les sociétés anonymes, qui ont pris un si grand développement, sont fondées sur la dispersion du capital. La conclusion de M. Leroy-Beaulieu, qui représente l’école libérale modérément optimiste, et exprime le point de vue absolument opposé à celui des socialistes, c’est que « l’ensemble des phénomènes économiques, surtout dans la