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Cela fait, il ficelle fortement le sarment américain avec du « raphia, » pour parer aux chances de décollement. Le greffeur passe à une autre souche, et quelquefois une femme, portant un vase plein de terre glaise, lui succède et vient enduire la partie fendue du porte-greffe. Cette opération supplémentaire ne s’effectue pas toujours : elle est indispensable pour garantir la plaie du contact de l’air, lorsque, pour une raison quelconque, on ne peut greffer « à plein bois, » c’est-à-dire quand le greffon est beaucoup plus petit que son porteur, ou si le terrain, trop caillouteux, ne peut conserver à la greffe l’humidité nécessaire. Dans les bonnes terres, avec des sujets bien proportionnés à la dimension du pied de riparia, elle est superflue. Enfin, un dernier travailleur s’empresse de chausser la vigne nouvellement greffée en la recouvrant d’un petit monticule de terre, sorte de cône d’où émerge à peine l’extrémité du greffon.

Quelques semaines plus tard, vers la fin de mai ou le début de juin, après l’essor de la végétation, il faut procéder au nettoyage des greffes, opération qui n’offre aucune difficulté, mais qui exige de l’attention et de l’adresse. Le tertre dont nous avons parlé a changé d’aspect : des bourgeons du greffon sont sorties des feuilles couronnant le sommet de la butte, et, à travers les flancs de celle-ci, le pied-mère a projeté de nombreux « gourmands » ou « sauvageons. » Au moyen d’un ou deux coups de pioche, le journalier dégage l’ensemble et arrache avec la main, par un mouvement de traction verticale, les sauvageons encore tendres. L’essentiel, alors, est de ne pas ébranler le greffon. Pour favoriser la reprise, on tranche avec un couteau les racines françaises que la base du greffon aurait pu émettre. Ceci fait, on rechausse, et, le mois suivant, tout est à recommencer. Souvent l’opération de la greffe semble avoir été manquée : le bourgeon supérieur du sarment greffé ne donne pas signe de vie, alors l’inférieur intervient et sauve la situation. Plus souvent encore la soudure n’est qu’apparente : le greffon verdoie et semble prospérer au début ; mais si on l’examine de près, on constate qu’il ne vit que parce qu’il est alimenté par les racines françaises issues de sa partie inférieure. Cette vie factice est éphémère : ou bien ces radicelles succombent pendant les sécheresses du mois d’août, ou bien encore l’hiver suivant, lorsque les vignes sont déchaussées, le sécateur de l’ouvrier les tranche, ainsi que les gourmands oubliés. Bref, on est presque toujours forcé, l’année suivante, de répéter l’opération de la greffe sur quelques pieds ; en dehors des cas extrêmes, il se produit bien, par-ci, par-là, quelques soudures imparfaites ; alors la vigne n’a qu’une durée de peu d’années, après lesquelles elle languit et meurt.