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s’appliquait incessamment à maintenir l’ordre ou à introduire de nouvelles richesses dans la vaste collection d’objets d’art que son père lui avait transmise ; c’était là que le plus ancien et le plus fidèle ami d’Ingres avait recueilli d’année en année, pour les conserver à la France, ces belles études, ces dessins admirables dans lesquels le peintre d’Homère et de Saint Symphorien traduisait les émotions de sa pensée en face de la nature avec la puissante sincérité d’un maître, et d’un maître en pareil cas à la hauteur des plus grands ; que, en regard de précieux tableaux italiens ou flamands du XVe siècle, figuraient des tableaux peints par Sébastien del Piombo, par Andréa del Sarto, par Poussin, et la seule sculpture connue de la main de ce noble artiste ; que de beaux bronzes antiques et des émaux de la Renaissance, de nombreux dessins dus aux principaux peintres ou sculpteurs des diverses écoles, des recueils d’estampes dont plusieurs auraient pu soutenir la comparaison même avec ceux de la Bibliothèque nationale, — qu’en un mot tous les genres d’enseignement se présentaient sous toutes les formes.

Que reste-t-il aujourd’hui de tant de richesses auxquelles la libéralité du possesseur avait d’avance assigné leurs places dans les galeries de nos bibliothèques publiques et de nos musées ? De ces mille monumens de l’art que le Louvre, l’École des Beaux-Arts, la Bibliothèque nationale, devaient tenir un jour d’une main si irrévocablement décidée au bienfait qu’elle avait apposé déjà sur chaque objet le timbre de l’établissement auquel il était destiné, le peu qui subsiste ne sert guère qu’à nous rappeler ce qui a péri et à nous faire mesurer l’étendue de la perte. Une merveilleuse peinture de Memling, aujourd’hui au musée du Louvre, le Mariage mystique de sainte Catherine, a pu être sauvée, il est vrai, parce que le graveur chargé de la reproduire l’avait chez lui au moment où le feu s’emparait pour l’anéantir du toit qui l’abritait depuis si longtemps ; quelques tableaux plus ou moins avariés, quelques estampes ou dessins, ont pu être arrachés aux flammes ou retrouvés sous les décombres pour aller, après la mort de M. Gatteaux[1], couvrir, à l’Ecole des Beaux-Arts, les murs d’une petite salle : qu’est-ce, toutefois, que la réunion de ces rares épaves au prix de tout ce qui a été englouti ? La plus belle collection particulière qui existât à Paris, comme la plus variée dans ses élémens, n’est plus qu’un souvenir ; mais ce souvenir ne saurait s’effacer. En se confondant avec la reconnaissance due aux plus généreuses intentions, les regrets n’en

  1. M. Gatteaux, qui avait supporté avec une force d’âme admirable le désastre dont il était victime, mourut le 6 février 1881, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.