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versification française, la limite extrême de la durée d’expiration normale de la voix humaine, auquel cas des vers de quatorze ou seize pieds ne seront donc jamais des vers. Quelles que soient, en effet, les analogies cachées de la musique et de la poésie, nous ne saurions oublier que le vers est fait pour être dit, et qu’aussi longtemps qu’il sera composé de mots, c’est une loi de nature à laquelle on ne le soustraira pas.

Mais l’autre question, qui n’est pas moins importante, n’est pas non plus moins obscure, étant de savoir, pour parler ici le jargon de nos jeunes gens, si le polymorphisme, par l’intermédiaire du métamorphisme, ne tendrait pas à l’amorphisme. Je veux dire par là qu’en poésie comme ailleurs, la forme sera toujours une partie considérable et constitutive de l’art. Or, elle n’existe évidemment comme forme qu’autant qu’elle est, non point du tout pensée ou conçue, mais effectivement sentie comme forme. On pourra donc bien l’assouplir ; on pourra la libérer de ce qu’elle a de trop matériel encore pour la délicate oreille de quelques raffinés ; on pourra la spiritualiser : pourra-t-on la faire évanouir ? C’est ce qui ne paraît ni souhaitable, ni d’ailleurs probable ; et c’est pourquoi les tentatives que nos symbolistes ont faites en ce sens, je voudrais qu’ils eussent pris la peine de les justifier ou de les autoriser par d’autres raisons, moins personnelles que celles qu’ils nous en ont données.

Ils veulent aussi réformer la langue, et, il faut l’avouer, — je le répète encore, si je l’ai déjà dit, — c’est une prétention qui peut paraître étrange quand on voit qu’ils se nomment Stuart Merrill et Maurice Maeterlinck, Jean Moréas et Jean Psichari. Nous ne songeons point, en France, à réformer le flamand ni le grec… Je consens cependant qu’à des besoins nouveaux il faille une langue nouvelle. Où sont donc ces besoins nouveaux ? Et voyons les moyens qu’on propose pour y satisfaire ?

On veut exprimer des sensations plus subtiles dans leurs rapports avec des idées plus générales, et on parle pour cela d’accroître le vocabulaire et de bouleverser la syntaxe. — Je ne dis rien ici de ceux qui demandent qu’on retourne à la syntaxe romane, et je me contente en passant d’admirer ce qui peut encore se mêler de candeur juvénile au désir d’étonner ou de mystifier ses contemporains. On ne remonte pas le cours du temps. Se proposer d’écrire comme Rutebeuf ou comme Villehardouin, c’est se proposer de peindre comme les Van Eyck ou comme Angelico de Fiesole, et la tentative est aussi vaine que si l’on se flattait de ramener la pensée contemporaine à la science de Duns Scot et de saint Thomas d’Aquin. Mais, pour exprimer ce qu’ils sentent sourdre confusément en eux de sensations nouvelles, les symbolistes n’ont affaire ni d’enrichir le dictionnaire, ni de bouleverser la syntaxe,