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fournies par des peuples chez lesquels, à l’heure actuelle, nous exportons beaucoup plus qu’ils n’importent chez nous. Enfin suffit-il que d’autres gouvernemens s’engagent dans une voie funeste pour que nous les y suivions d’enthousiasme ? S’ils font une sottise, est-ce une raison pour les imiter ? Quand la France a promulgué, il y a cent ans, la « déclaration des droits de l’homme, » elle n’a demandé conseil ni à l’Allemagne, ni à la Russie. Et si l’on objecte qu’il n’y a entre la politique et l’économie aucun rapport, j’ajouterai : « Quand l’Angleterre, sous le ministère de sir Robert Peel, décréta l’abolition de la taxe des grains, elle rompait, la première, avec toutes les traditions douanières de l’époque, et elle n’a pas eu lieu de s’en repentir. »

Un autre argument, qui n’a pas été sans frapper beaucoup d’esprits superficiels, est celui-ci : « Si les produits du sol diminuent, ont dit les propriétaires, nos fermiers ne pourront plus nous payer, le revenu de la terre baissera ; par suite, nous serons appauvris, nous n’occuperons plus d’ouvriers, les ouvriers seront sans travail, et tout le monde souffrira. Tandis que si nous vendons nos denrées plus cher, nous dépenserons beaucoup, nous ferons beaucoup travailler, et tout le monde sera heureux. » C’est un plaisant raisonnement et du plus pur socialisme. Les ouvriers aussi pourraient venir dire : « Augmentez notre salaire ; s’il est plus élevé, nous serons plus à notre aise, nous ferons beaucoup plus de dépense et nous ferons enchérir le prix des denrées, dont nous n’usons aujourd’hui qu’avec parcimonie. Par là, tout le monde encore sera heureux, nous d’abord, et les propriétaires ensuite. » L’un des procédés vaut l’autre ; ils sont aussi injustes ou aussi équitables l’un que l’autre. L’un, c’est le protectionnisme ; l’autre, c’est la journée de huit heures. Il est vrai qu’ils se contre-poussent et se contredisent. Chacune des classes dit à sa voisine : « Enrichissez-moi, et je vous enrichirai ; » et toutes les deux disent à l’État, en chœur : « Votre devoir est de prendre soin de mes affaires ; vous ne pouvez vous en désintéresser. »

Dans un État démocratique, il devrait y avoir une nuance entre ces deux ordres de revendications ; on ne peut les accueillir de la même manière : pourtant, les salaires des travailleurs n’ont jamais été augmentés, ni même garantis par aucune loi. Tous les jours, des chômages prolongés affligent certaines branches de l’industrie ; tous les jours, des ouvriers valides et honnêtes peuvent se trouver sans travail sur le pavé ; c’est à eux, dit la loi, à se tirer d’affaires. À combien plus forte raison la loi doit-elle tenir le même langage aux propriétaires qui voient baisser ou disparaître leur revenu ! Il