Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

choses ou des gens susceptibles de nous faire concurrence. On irait, s’il le fallait, jusqu’à isoler la France comme une île au milieu de l’océan, quitte à ce que les autres nations agissent de même à notre égard, pour les objets que nous pourrions produire à de meilleures conditions qu’elles. On devrait envisager sans émotion ces éventualités ; certains bons apôtres protectionnistes nous engagent déjà à nous y préparer pour d’autres motifs ; comme judicieusement ils le disent : a Le marché national nous suffit ! »

Voyons donc les Français s’y mouvoir sous le régime paradisiaque des huit heures de labeur : j’admets qu’au début, grâce aux habitudes prises, les besoins de la consommation seront demain ce qu’ils étaient hier, que chacun de nous voudra manger, boire, se vêtir, loger et chauffer de la même manière qu’auparavant, fumer autant de tabac, lire autant de journaux, faire autant de voyages. Au bout de très peu de temps, les changemens survenus dans la production auront maté tous ces enragés consommateurs. Chacun sait l’action constante et réciproque que la production et la consommation ont, à l’état libre, l’une sur l’autre. On ne peut dire si c’est la consommation qui règle la production ou la production qui commande la consommation ; porte-t-on plus de souliers parce qu’il en est fabriqué davantage, fabrique-t-on davantage de souliers parce qu’il en est porté plus ? Il est vrai que la production et la consommation s’activent l’une l’autre, que, si l’on porte plus de souliers, c’est qu’il y en a plus, et par conséquent qu’ils sont plus offerts, par suite moins chers, et abordables pour des individus et des catégories sociales qui jusque-là s’en étaient abstenus. Mais tout a une limite, et l’homme n’a que deux pieds à chausser.

Quelquefois c’est la production, quelquefois c’est la consommation qui retarde ; il y a alors disette ou pléthore ; et souvent l’une engendre l’autre, parce qu’on va sans le vouloir d’un extrême à l’autre, de l’excès de confiance à la panique. De là, les sept vaches grasses et les sept vaches maigres de Pharaon, conception tout à fait juste de la marche naturelle des choses, qui mériterait à ce roi égyptien une place honorable parmi les ancêtres de l’économie politique. L’avènement de la journée obligatoire de huit heures nous ferait assister à des phénomènes du même ordre que ceux qui se passent sur le marché libre, mais d’une force et d’une soudaineté incomparables : les besoins de la consommation restant identiques, et la production étant diminuée en moyenne de 25 pour 100, l’ensemble des marchandises, devenues plus rares, hausserait de prix, mais non pas dans la proportion de 25 pour 100. Les unes doubleraient peut-être de valeur, les autres augmenteraient d’une manière presque insensible. Il n’y a, en effet, aucun