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Quoique bien des événemens qui ont remué et transformé la vieille Europe depuis un siècle soient déjà lointains, ils semblent n’être encore que d’hier, tant ils ont laissé leur trace et leur influence dans les événemens d’aujourd’hui, tant ils réveillent l’intérêt et même parfois la passion des contemporains. C’est une histoire toujours vivante qui se compose des plus éclatantes vicissitudes de toutes les fortunes nationales et qu’on ne cesse d’interroger, comme pour garder un fil conducteur dans des crises qui continuent.

On a pu déjà l’étudier, ce passé d’hier, dans les récits de ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins, dans les vastes correspondances de Napoléon, dans les mémoires de M. de Metternich. Il manquait encore un document essentiel et décisif, on le croyait du moins ; il manquait le témoignage d’un homme, qui, entre tous, a eu le privilège de traverser de son pied-bot cinquante années sans broncher, de vivre au milieu des passions de son temps sans les partager, de servir tous les gouvernemens sans s’enchaîner à eux, de passer à côté de toutes les catastrophes sans en être atteint, et de mourir en paix à plus de quatre-vingts ans, dans l’éclat de sa renommée. M. de Talleyrand n’avait pas dit son mot ! Il a été, il est vrai, à demi dévoilé depuis quelques années par une série de divulgations, par ses correspondances avec Napoléon aux plus beaux jours de l’empire, par ses lettres au roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne ; mais il n’avait pas parlé lui-même, ou si l’on veut, il ne parlait qu’à la dérobée, par des lettres disputées au secret des archives. Il ne s’était pas expliqué directement jusqu’ici sur son siècle, sur sa propre destinée et sur son rôle public. Aussi habile dans l’art de soigner sa renommée que dans l’art de conduire sa vie, celui qui a traversé son temps le sceau sur les lèvres, a voulu jouer avec la postérité en lui faisant attendre ses révélations, en mettant des délais à l’apparition de ses Mémoires. Il s’est préparé de loin une sorte de rentrée en scène, à un moment qu’il croyait sans doute plus favorable. Il a peut-être mis trop d’apprêt dans ses arrangemens et il s’est exposé à irriter ou à fatiguer d’avance une curiosité devenue exigeante. Qu’arrive-t-il, en effet ? Le jour où paraissent enfin ces fameux Mémoires, le premier mouvement ressemble à un mécompte : on est tenté de se demander si celui que Napoléon avait fait prince de Bénévent et qui reste dans l’histoire le prince de Talleyrand, n’avait rien de plus à dire, si c’est pour cela qu’il a fait attendre la postérité.

Est-ce donc que ces Mémoires, qui n’ont plus aujourd’hui de mystères, manquent d’intérêt ? Ils sont, au contraire, singulièrement intéressans toutes les fois que l’auteur se donne la peine de faire sa toilette pour le public comme il la faisait pour le monde tous les matins, même ce matin de 1814, où il recevait, tout barbouillé de poudre, M. de Nesselrode, venant lui annoncer la visite de l’empereur Alexandre. M. de Talleyrand décrit, certes, avec autant de