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industriels, de la peine de ses hommes. Leurs intérêts sont, non plus opposés, mais semblables. L’autorité dont il est investi repose sur la loi, elle a une sanction légale, elle échappe à toute discussion, à tout compromis. Lui-même est soumis à cette discipline inflexible. Des règlemens précis fixent la limite de ses exigences professionnelles. Tout concourt à dégager son indépendance personnelle et le désintéressement de son action.

C’est donc un merveilleux agent d’action sociale. Quel intérêt n’y aurait-il pas, si l’on se place au point de vue d’où nous sommes partis, à ce qu’avant tout autre il fût animé de l’amour personnel des humbles, pénétré des devoirs nouveaux qui s’imposent à tous les dirigeans sociaux, convaincu de son rôle d’éducateur, résolu, sans rien modifier à la lettre des fonctions qu’il exerce, à les vivifier par l’esprit de sa mission ?

Et pourtant il est le seul à qui l’on ne songe pas. Ceux qui poussent la jeunesse dans les voies de l’action sociale ne prononcent pas son nom ; on ne semble pas imaginer qu’on puisse utiliser cette force puissante ; on ne se demande pas si le mouvement qui secoue la génération nouvelle ne pourrait être propagé dans le milieu militaire.

Pourquoi cet oubli ?

C’est peut-être la vieille prévention des hommes de pensée contre les gens d’épée, disons même contre tous ceux qui pratiquent l’action physique, puisque, depuis l’antiquité, le sens de l’équilibre rationnel entre le développement du corps et celui de l’esprit s’était perdu. Ce n’est pas que nous ignorions quelle réaction s’est produite en faveur des exercices du corps, ni quelle large place ils ont prise dans les préoccupations des maîtres, mais c’est là un mouvement trop récent encore pour qu’il ne reste pas quelque chose des anciens préjugés.

C’est aussi la légende, plus répandue qu’on ne pense dans certains milieux, qui fait de tout officier un « traîneur de sabre » et un « soudard » inapte à toute conception élevée de l’ordre intellectuel et moral, légende d’ailleurs aussi soigneusement que criminellement entretenue par la plume et le crayon, et odieusement personnifiée dans le type populaire du « colonel Ramollot. »

C’est enfin qu’on ne se rend pas compte des conditions qui depuis vingt ans ont modifié radicalement le recrutement et la constitution du corps d’officiers et singulièrement accru sa valeur intellectuelle. Avant la guerre, reconnaissons-le, sauf pour un certain nombre de familles aux traditions spéciales, la carrière militaire était souvent un pis-aller. Ce n’était pas là, dans les classes éclairées, qu’on dirigeait de préférence les sujets distingués ; aux esprits cultivés qu’attiraient les fonctions publiques, la diplomatie, le