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que la guerre s’est ravivée, et c’est à cette occasion que le premier ministre d’Ottawa s’est décidé à brusquer les choses par une dissolution hâtive du parlement.

Aujourd’hui la lutte est engagée entre les partis. Au premier abord, les libéraux, dans leur campagne d’opposition, sembleraient s’en tenir à ne réclamer pour leur pays que le bénéfice de la réciprocité proposée par les politiques de Washington. Dans le fond, ils n’ont d’autre pensée que de secouer ce qui reste de la tutelle anglaise, d’achever de rompre le faible lien qui les unit encore à l’empire britannique. Les libéraux du Saint-Laurent sont arrivés à se persuader que par la nature des choses, par la solidarité des intérêts, le Canada est appelé à se fondre dans l’Union américaine, qu’il devrait au moins, dès ce moment, entrer avec les États-Unis dans une sorte de Zollverein excluant les nations de l’Europe, au risque de fermer le marché canadien à l’industrie de Manchester et de le livrer aux fabricans du Massachusetts. Le dernier mot de leur programme est une pure et simple annexion à la grande république. C’est ce qui fait encore la force du premier ministre d’Ottawa. En tacticien habile qui sait de jouer ses adversaires, fût-ce en leur dérobant leurs armes, sir John Macdonald ne se refuse pas à négocier avec les États-Unis, à admettre une certaine réciprocité qui peut tenter l’opinion ; mais il limite cette réciprocité aux produits agricoles, et pour le reste il soutient la lutte avec une énergie extraordinaire. Tout récemment, à Toronto, devant un auditoire passionné, il a instruit pour ainsi dire le procès des libéraux, qu’il a accusés de conspirer contre leur pays, de livrer l’indépendance et l’autonomie du Canada. Il s’efforce de réveiller les vieux sentimens de loyalisme chez ces populations simples et droites qui ont, avec la fidélité des vieilles races, l’orgueil de leurs souvenirs et de leurs traditions.

Après cela, au Canada comme ailleurs, il ne faut pas sans doute prendre trop au sérieux les accusations et les discours échangés entre les partis dans le feu d’une lutte électorale, et les libéraux canadiens eux-mêmes, s’ils avaient le pouvoir, seraient peut-être les premiers à reculer devant une politique qui serait l’abdication de leur pays. Le fait est qu’on ne voit pas bien ce que le Canada, avec son histoire, avec ses mœurs, avec sa semi-indépendance et ses libertés, pourrait gagner à se confondre dans le vaste amalgame américain. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’Angleterre ne peut pas voir sans une certaine préoccupation ce mouvement qui s’accomplit dans la plupart de ses colonies, en Australie, au Cap comme au Canada, qui peut être retardé, mais qui peut conduire aussi à un démembrement successif de l’empire britannique.


CH. DE MAZADE.