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un claquement des mâchoires, des cris stridens qui rappellent le bruissement des sauterelles. Voilà les petits enfans de la côte et de la mer. Insouciance, joie de remuer au soleil, comme celle des insectes éclos sur les plages qui sautillent dans le sable. Peu importe que le requin les happe dans un plongeon ; peu importe qu’une hirondelle gobe une mouche en glissant dans la lumière. Justement, l’un de ceux-ci, le plus alerte de tous, a eu le bras droit enlevé d’un seul coup de la formidable mâchoire, et l’on s’étonne presque que le bras n’ait pas repoussé tout seul, comme une patte de homard.

Quatre navires anglais, arrivés en rade cette nuit, repartent presque tout de suite. Notre bateau, long, mince, bas sur l’eau, avec ses deux cheminées obliques fumantes, semble un coureur arrêté malgré lui, encore et toujours en élan, pressé de reprendre sa course, d’arriver là-bas, à la rive lointaine du Japon.

À neuf heures, j’entends de nouveau la pulsation de l’hélice qui, sans arrêt, va battre encore pendant huit jours…


6 novembre.

Sous la double tente, les soirées sont pénibles : odeurs fades de cigarettes, de cuisine, d’huile de machine. D’ailleurs, on est las de faire les cent pas avec des connaissances de voyage, d’échanger des lieux-communs à propos du général Boulanger ou de M. Gladstone, de subir toutes les banalités de cette civilisation. On voudrait fuir le coudoiement de cette foule qui circule sous la lumière Edison, semblable à toutes les foules d’Hyde-Park ou des Champs-Elysées ; grands Anglais corrects qui, par principe, soignent leur digestion et chaque soir, à cette heure, font le cinquième mille de leur promenade hygiénique ; fonctionnaires français qui fument, accoudés sur les bastingages ; flâneurs qui bâillent, étalés sur des chaises longues ; enfans aux jambes nues qui poussent des cerceaux tandis que les mamans brodent, lisent le dernier Besant ou le dernier Maupassant. Du salon des dames partent des airs de valse entendus sur tous les orgues ambulans de Paris et de Londres, le Beau Danube bleu, ou bien Sweet Dream faces, ou cet éternel Kathleen Mavourneen qui, malgré la sentimentalité sotte de ses paroles, saisit toujours par sa mélancolie de vieille chanson… Que tout cela est connu !.. Et pourtant, on ne peut s’abstraire de toutes ces choses usées… Vraiment, il faut un grand effort pour ressaisir par l’imagination l’étrange réalité, pour songer à l’étendue obscure qui nous porte, qui se meut dans la nuit autour