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dans l’Utah, les mormons se sont appliqués à se concilier les Indiens, dont l’hostilité leur eût été fatale et qui, plus nombreux alors qu’aujourd’hui, s’interposaient entre eux et leurs persécuteurs. Répudiant le nom d’Américains pour ne garder que celui de mormons, ils firent alliance avec les tribus, se servant d’elles pour écarter de l’Utah et rejeter dans le sud, par la crainte du pillage, les convois d’émigrans en marche vers l’ouest. Les Américains accusent les mormons d’avoir eu recours aux Indiens pour commettre des meurtres dont ils déclinaient la responsabilité, aidant les coupables à se dérober aux poursuites.

L’entente datait de 1846. À cette époque, les mormons en route pour l’Utah, avertis que leur temple de Nauvoo, dans l’est, avait été livré au pillage, et que leurs frères du Missouri, chassés de leurs terres, venaient les rejoindre, sans vivres et sans provisions, s’arrêtèrent à Kanesville, dans les plaines, pour les attendre. Ils y seraient morts de faim et de froid s’ils n’avaient trouvé un accueil hospitalier chez les Pottawatamies et les Omahas, ennemis des Américains et qui voyaient dans ces fugitifs des frères d’infortune[1]. N’était-ce pas là d’ailleurs le commencement de réalisation des prophéties mormones : « Les Lamanites, c’est-à-dire les Indiens, aideront à bâtir le temple sur lequel reposera la gloire de Jéhovah ; » et ces prophéties n’ajoutaient-elles pas : « La race indienne est race d’Israël, comme telle elle est rachetée ; elle sera la hache de combat de l’Éternel. »

Que les Indiens aient emprunté aux mormons leur croyance dans la venue d’un nouveau messie, cela est d’autant plus vraisemblable qu’ainsi que toutes les races opprimées ils ont, de longue date, et bien avant le schisme mormon, mis leur suprême espoir dans l’apparition d’un vengeur. Les prophéties des mormons confirmaient donc leurs propres traditions ; elles assignaient à leur attente une date prochaine. Que les mormons aient encouragé la crédulité des Indiens, cela aussi est vraisemblable, étant donnée leur foi aux prédictions de Joseph Smith. Qu’en cette circonstance ils aient, comme on les accuse de l’avoir déjà fait, poussé les Indiens à se révolter et spéculé sur leurs souffrances et leur fanatisme, rien ne le prouve. Les chefs mormons sont trop intelligens pour avoir cru que quelques milliers d’Indiens pourraient opposer une résistance sérieuse aux troupes fédérales et retarder la colonisation du Far-West.

Là, en effet, n’était pas le danger. Il était purement local, limité au voisinage même des stations, à ces villes nouvelles, à ces fermes, à ces camps de mineurs, à ce coin de civilisation récente qui

  1. Jules Rémy, Voyage au pays des mormons, t. I, p. 368 ; Hachette et Cie.