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était libre, libre d’aller et de venir à sa guise ; la loi lui reconnaissait des droits, les traités primitifs lui en garantissaient le respect. S’il n’était pas citoyen américain, s’il était, de par ces lois et ces traités, pupille des États-Unis, le gouvernement s’était engagé à le protéger ; il avait, vis-à-vis de l’Indien, les devoirs d’un tuteur, non les droits d’un maître, et les précédens judiciaires, dont le plus important était la décision de la cour suprême dans le procès des Cherokees contre l’état de Géorgie, limitaient expressément les pouvoirs de l’exécutif dans ses rapports avec les Indiens[1]. Ceux-ci le savaient : « Je suis allé à Washington, disait le chef de la tribu des Nez-Percés, et j’ai demandé aux chefs blancs de quel droit ils disaient qu’un Indien devait résider ici plutôt que là, alors que l’homme blanc allait où il voulait, et les chefs blancs n’ont su que me répondre. »

il n’y avait rien à répondre, en effet. Le droit et les traités étaient du côté des Indiens. Pour les parquer dans les Réserves, pour les contraindre à n’en pas sortir, il fallait, ou violer la légalité, ou les amener par la persuasion et les promesses, par les privations ou les menaces, à se soumettre. Que valait un consentement ainsi obtenu et dont les Indiens étaient libres d’appeler devant la cour suprême, gardienne de la constitution et des traités ?

Ces Réserves enfin, dans lesquelles on les parquait, qu’étaient-elles sinon des îlots autour desquels venait battre le flot montant de l’émigration vers l’ouest ? Cette émigration avançait chaque année, et ces Réserves étaient autant d’obstacles qu’il lui fallait tourner, d’immenses territoires que le colon convoitait, s’irritant de les voir incultes, alors qu’il lui fallait pousser plus loin, à la recherche de terres moins fertiles. Sur ce sol en friche, impuissant à nourrir quelques milliers de nomades, des millions de blancs eussent vécu, prospéré, édifié de grandes villes, semé des villages et des fermes, tracé des routes, jeté des ponts, construit des chemins de fer et, pour passer, il fallait remonter au nord ou descendre au sud, laisser incultes des provinces, respecter des campemens de sauvages en pleine civilisation, perpétuer entre les settlements ces barrières au progrès, aux communications faciles et promptes. Puis, une heure venait où la nécessité faisait loi ; la Réserve était condamnée à disparaître ; il fallait la reporter plus loin, déplacer la misérable tribu indienne, ses maigres troupeaux, ses wigwams et sa population affamée.

Les bisons se faisaient rares ; ils fuyaient, eux aussi, devant le colon, décimés par les Indiens et par les blancs. Ils franchissaient

  1. Reports supreme court. Indian treaties statutes at large, vol. VI.