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anciens dominateurs de l’Italie, rompant avec son passé, sans souci de l’opinion de ses frères d’armes, arbore le drapeau de la triple alliance, prenant pour point d’appui le sentiment dominant en Italie, chaque jour plus hostile à la France et plus sympathique à l’Allemagne. Le pouvoir était à ce prix, et il voulait le garder. Avec une égale hardiesse, il conforma sa conduite et ses actes à sa résolution. Désireux de se faire agréer à Berlin, il prit une attitude altière avec la France. Depretis, en dénonçant le traité de commerce, se proposait surtout d’en remanier les stipulations. Des négociateurs, suivant les assurances qu’il en avait données, avaient été désignés. Ils arrivèrent à Paris, et les pourparlers étaient ouverts quand M. Crispi, parvenu à la présidence du conseil en août, prend, en septembre, le chemin de Friedrichsruhe qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait frayé ni connu, et de la résidence même du chancelier allemand, il enjoint aux commissaires italiens d’arrêter les négociations et de rentrer à Rome. Il payait ainsi, avant même de l’avoir obtenue, la faveur qu’il sollicitait. Que se proposait-il ? Il voulait entrer, de sa personne, dans les confidences de l’homme puissant, s’élever à la hauteur de M. de Kalnoky, qui l’avait précédé de quelques jours, partager avec lui le privilège des entretiens secrets et retentissans à la fois ; faire, comme on l’a dit, figure de chancelier ; prendre rang parmi les hommes d’état de premier ordre, et par là raffermir solidement sa position en Italie. Il reçut un accueil qui répondit à ses espérances. La presse officieuse de Berlin salua, de ses acclamations, le grand patriote, le véritable successeur de Cavour. Il fit à Rome une rentrée triomphale. Ses journaux, reprenant les éloges dont l’avaient comblé ceux de Berlin, affirmèrent que, grâce à lui, l’Italie avait désormais conquis, dans le conseil des empires, la place désertée par la Russie. L’amour-propre national en fut vivement flatté, et M. Crispi put, la tête haute, monter au Capitole.

Assurément, il n’avait pas quitté Friedrichsruhe sans prendre des engagemens. Il devait des gages garantissant qu’il les tiendrait ; il les donna. Sur les instances du gouvernement français, le traité de commerce, arrivant à échéance le 31 décembre 1887, fut prorogé de deux mois[1]. Dans son désir de conjurer une solution également regrettable pour les deux pays intéressés, il voulut mettre à profit ce dernier et suprême délai ; il envoya à Rome M. Teisserenc de Bort en lui confiant la mission de renouer les

  1. La France avait demandé de le proroger de six mois dans une intention évidemment conciliante. M. Crispi s’y refusa. (Voir, au livre vert pour les affaires commerciales, les dépêches adressées au général Menabrea, numéros 52 et 51.)