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façon que la Russie, leur émancipatrice, est aujourd’hui dépouillée de toute influence dans ces contrées au profit de l’Autriche, au profit de l’Allemagne, dira-t-on avec plus de raison. S’il en est ainsi, et personne, croyons-nous, ne saurait nous contredire, M. de Bismarck est-il fondé à revendiquer le bénéfice de sa sollicitude pour les intérêts de l’empire russe ? N’est-ce pas ajouter la dérision à l’hostilité ? Mais un homme d’état de sa trempe, parvenu au faîte de la puissance, peut impunément lancer des paroles téméraires ; la crédulité publique les écoute sans s’en émouvoir, quand elle n’y applaudit pas.


VI

Il est dû à M. de Bismarck un hommage qu’il ne nous coûte nullement de lui rendre. L’œuvre pétrie de ses mains délimitait, avec une précision mathématique, pouvons-nous dire, la position respective des parties contractantes. C’est ainsi que les choses furent appréciées à Saint-Pétersbourg et ailleurs. C’est ainsi qu’il l’a compris lui-même. Chaque puissance savait quels étaient, quels pouvaient être éventuellement ses amis ou ses adversaires et comment on se comporterait désormais. Par un étrange caprice du sort, la Russie dut, après ses victoires, comme la France après ses défaites, se cantonner dans son isolement, et, comme elle, pourvoir à sa sécurité en reconstituant ses forces militaires, en leur donnant tout le développement qu’elles pouvaient comporter. La confiance ne lui étant plus permise, elle s’empressa de mettre ses frontières à l’abri d’une surprise en les couvrant de forts contingens tirés des armées qui évacuaient la Turquie. On voulut voir, dans cette mesure, à Vienne surtout, une démonstration qui n’avait rien de pacifique. On se souvient des récriminations de la presse autrichienne, et si nous les rappelons, c’est parce qu’elles marquent l’origine des armemens qui devinrent, depuis lors, la loi commune de tous les états en Europe. L’Allemagne en prit elle-même l’initiative sous le prétexte qu’on armait outre mesure au nord et à l’ouest de l’empire.

Pendant que les états-majors s’agitaient, le chancelier ne restait pas inactif. Il se hâtait de mettre à exécution ses projets d’alliance. Au moment où il rendait inévitable un rapprochement entre l’empire de Russie et la république française, il avait, avons-nous dit, songé et pourvu à cette éventualité. Calculateur habile et prévoyant, il avait séparé irrémissiblement l’Autriche et la Russie, et placé la première de ces deux puissances dans l’impérieuse nécessité de s’unir à l’Allemagne et en quelque sorte de lui appartenir. Il