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tout l’empire moscovite. On s’était persuadé que l’empereur Alexandre recevrait le prix de l’assistance qu’il avait prêtée au roi Guillaume, et l’on s’imaginait que la Russie, avec l’aide de ce souverain reconnaissant, trouverait, sur le Danube et sur le Bosphore, de légitimes compensations. Dans son exaltation, le sentiment national croyait sincèrement l’heure arrivée d’exécuter le testament de Pierre le Grand. Cette conviction était universelle. Aussi la surprise fut-elle douloureuse et le mécontentement profond quand on pressentit que la Russie serait éconduite à Berlin, comme la France l’avait été en 1866, et que l’équilibre européen resterait rompu au profit exclusif de la Prusse. On vit ainsi, à la clarté des faits accomplis, l’Allemagne se dresser, colossale, sans contrepoids, la France et l’Autriche étant réduites pour longtemps à panser leurs blessures. Les illusions si généralement caressées se dissipèrent et le prince Gortchakof, le cœur plein d’amertume, dut s’avouer que sa politique avait manqué de clairvoyance. Il se recueillit de nouveau, cette fois pour méditer sur les fautes commises et pour en conjurer les conséquences.

Pendant les premiers temps qui suivirent le rétablissement de la paix, on s’observa. On se montra réserve d’un côté, on fut caressant et même obséquieux de l’autre. Les rapports restèrent courtois, mais une défiance intense les traversait sans cesse. Pour vaincre ce sentiment, devenu général et même tangible dans tout l’empire russe, le roi Guillaume entreprit, au mois d’avril 1873, le voyage de Saint-Pétersbourg, voulant témoigner à son auguste neveu, et dans sa capitale, la reconnaissance dont son cœur, disait-il, était profondément pénétré. Il y résida deux semaines ; il y fut brillamment accueilli et fêté. Mais il rentra à Berlin convaincu que, cette fois, il n’avait séduit personne, qu’il avait laissé derrière lui un ressentiment incurable. Il en eut bientôt la preuve la moins équivoque.

La France avait acquitté sa dette, payé cinq milliards avec une aisance qui trompa toutes les prévisions et déconcerta M. de Bismarck lui-même. Les premiers efforts du gouvernement de la république pour équilibrer le budget et reconstituer les forces militaires du pays donnaient, en effet, des résultats inespérés. On prit l’alarme à Berlin, et bientôt, en 1875, on se demanda si l’intérêt du nouvel empire, si sa sécurité ne commandaient pas de mettre obstacle, par les armes, au relèvement de l’ennemi héréditaire qu’on croyait avoir terrassé pour longtemps. Ce fut l’avis de M. de Moltke, plus encore que celui du chancelier. « Nous ne pouvons perfectionner, aurait dit le célèbre maréchal, nos moyens d’attaque, et la France améliore chaque jour son système de défense. L’heure