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coreligionnaires de Samuel Abraham eussent pu le répéter, en Occident aussi bien qu’en Orient[1]. Les juiveries de Russie ne sont pas les seules où les pères ou les grands-pères aient parfois peine à reconnaître leurs enfans.

Il nous faut ici cesser un instant de songer à nous-mêmes. Nous ne nous préoccupons, d’habitude, que de l’influence des juifs sur nos sociétés chrétiennes ; nous ne nous inquiétons guère de l’action de notre culture moderne sur les juifs et sur le judaïsme. Autrement, nous verrions que, si le juif semble parfois un dissolvant de nos sociétés chrétiennes, le chrétien ou « l’aryen » est un bien autre dissolvant pour le judaïsme. Israël, qui a résisté à vingt siècles de compression, est mis en péril par la civilisation qui l’a émancipé. De tous les ennemis auxquels il a survécu, de Pharaon ou de Nabuchodonosor à Titus, et d’Adrien à Torquemada, aucun n’a été, pour lui, aussi redoutable que cette société moderne, la première à lui sourire. Nos idées modernes, notre critique, nos sciences « aryennes » sont en train de ruiner les traditions et les mœurs juives. Le judaïsme survivra-t-il longtemps à leur ruine ? Il se peut ; mais, pour la synagogue, le problème est non moins grave que pour le christianisme. Il se fait, à cette heure, à notre contact, un travail intérieur de désagrégation dans le sein du judaïsme ; quel en sera le dernier terme ? Nous ne savons.

Il y a ainsi, du juif au non-juif, et du goï au fils de Jacob, une action réciproque, en apparence également dissolvante, mais, à tout prendre, plus menaçante pour le juif que pour le goï. Qu’est-ce qui a conservé le juif à travers les siècles et l’a empêché de disparaître au milieu des nations ? C’est sa religion ; c’est, nous l’avons dit, le rituel, les observances et les pratiques minutieuses dont l’avait enveloppé le Talmud. Or, ces rites protecteurs, cette cuirasse ou cette carapace d’observances qui l’a défendu durant deux mille ans, et que rien ne pouvait transpercer, notre esprit occidental l’a entamée ; il est en train de la faire tomber morceau par morceau. Le judaïsme, et le juif avec lui, dépouillé de ses enveloppes protectrices, est pour ainsi dire mis à nu. Ainsi dénudé et comme à vif, saura-t-il résister à l’action corrosive de nos acides modernes, dans lesquels il est plongé, comme dans un bain ? Et si le judaïsme, débilité, venait à se décomposer et à se dissoudre, qu’adviendrait-il du juif ? Formé et sauvegardé par sa religion, le juif ne risque-t-il point de s’évanouir avec le judaïsme ?

  1. « Nos enfans n’ont plus nos croyances ; ils ne prient plus avec nos prières et ils n’ont pas davantage vos croyances ; ils ne prient pas non plus avec vos prières ; ils ne prient jamais et ne croient à rien. » (Dans le cabinet du procureur.)