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tsar, des hommes d’état pour exprimer, à cet égard, les appréhensions de leur loyalisme monarchique ou de leur conscience chrétienne. Ainsi, notamment, un des premiers dignitaires de l’empire, le haut-procureur du très saint-synode, M. Pobédonostsef, ancien précepteur de l’empereur Alexandre III, et aujourd’hui encore le principal conseiller de son impérial élève pour les affaires religieuses. C’était en 1881, à l’époque des troubles antisémitiques du sud de la Russie. Les boutiques et les maisons des juifs étaient mises à sac. Des bandes d’émeutiers, accourues du nord, annonçaient au peuple qu’un ukase impérial ordonnait le pillage de « ces coquins d’Hébreux. » Une députation d’israélites était venue au très saint-synode solliciter, pour les victimes, l’appui du haut-procureur. M. Pobédonostsef, en lui faisant l’honneur d’écouter ses doléances, crut devoir déplorer devant elle que les juifs instruits fissent usage de leurs lumières « pour ébranler les fondemens de la société et répandre dans le peuple des doctrines funestes[1]. »

Un tel reproche jeté, à pareille heure, aux juifs russes se trompait d’adresse. Les douanes impériales, secondées par une double et triple censure, n’ont-elles pu défendre les frontières de l’empire contre l’entrée en fraude des négations de l’Occident, ce n’est certes pas la contrebande juive qui a importé dans la sainte Russie ces denrées prohibées. Si le juif a été un courtier d’idées, ce n’est point dans la Russie contemporaine. Rabbins ou banquiers n’eussent pas été retenus par le respect, que les interlocuteurs israélites du haut-procureur eussent pu répondre au grief de M. Pobédonostsef en renvoyant à la Russie orthodoxe l’accusation portée contre les fils de Juda. Les vieux juifs à longue barbe et à longues boucles des juiveries de l’ouest eussent pu lui demander ce que les gymnases impériaux et le contact des chrétiens avaient fait de l’âme de leurs fils et de leurs filles. Un romancier russe, Ivan Tourguénef, si je ne me trompe, a mis en présence d’un procureur de province un juif de l’ouest, dont le fils est compromis dans une conspiration[2] La réponse faite au magistrat par le vieux Abraham, les juifs de Russie ne seraient pas seuls en droit de l’adresser à leurs accusateurs. Ce que, avec un rare don de divination, l’écrivain russe a mis sur les lèvres du juif de Lithuanie, bien des

  1. Ce fait, emprunté au journal hébreu Hamelits, 12 mai 1881, est rapporté dans le numéro 13 des Feuilles jaunes de la même année, sorte de feuillets volans publiés, durant les troubles antisémitiques de Russie, par les comités Israélites.
  2. Dans le cabinet du procureur (V kaméré prokourora), récit anonyme traduit pour la Revue politique, 16 avril 1881. — Nous avons donné, dans l’Empire des tsars et les Russes (t. III, liv. IV, ch. III), les raisons qui expliquent la participation de certains juifs aux complots des nihilistes. Nous y reviendrons ici même.