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appelons les idées modernes. Le germe en était déjà dans la civilisation classique.

A qui veut l’envisager dans le cours des siècles, la transformation des sociétés européennes apparaît comme une évolution intérieure, naturelle, organique, œuvre spontanée des forces génératrices de notre civilisation. Des influences extérieures en ont pu hâter le développement interne ; elles n’en ont pas créé le ressort vivant ; et parmi ces influences, celle du juif n’a été ni la seule, ni peut-être la plus puissante. Ce qui a fait le monde moderne, la renaissance, la réforme, la révolution, ce n’est ni le juif, ni l’esprit juif ; c’est quelque chose de plus général et de plus subtil ; c’est l’esprit d’analyse, c’est l’esprit d’examen, c’est l’esprit scientifique dont les premiers tâtonnemens ou les premières leçons nous viennent, non de la Judée, mais de la Grèce ; et s’ils nous sont un jour revenus par les Juifs ou les Arabes, ils n’en provenaient pas moins des Grecs. Il y avait à l’œuvre dans notre vieille civilisation chrétienne, civilisation composite, aux origines hybrides, d’autres acides que le corrosif juif. Chose à noter, l’action, apparente ou latente, des juifs dispersés, grande ou du moins réelle au moyen âge, a été en décroissant à mesure que s’accélérait le mouvement qui emportait le monde moderne. Encore discernable çà et là, dans l’ombre, à la renaissance et à la réforme, la maigre silhouette du juif avait presque disparu des coulisses de l’histoire, quand éclata la Révolution. L’époque du grand écroulement est peut-être, de toutes, celle où les sociétés humaines ont le moins senti la main du juif[1].

Où était le juif dans le Paris du XVIIIe siècle ? — Ils étaient encore à peine, sous Louis XVI, trois ou quatre cents juifs du Midi ou de l’Alsace, blottis dans les faubourgs. Et cependant, à le bien flairer, notre XVIIIe siècle français doit avoir, pour les antisémites, comme une vague odeur de ce qu’ils appellent « l’esprit juif. » Serait-ce que, à notre insu, d’Alembert, Diderot et les encyclopédistes auraient été les élèves d’un Talmud-Tora ? Toujours est-il que la ressemblance est frappante. Les reproches adressés aux juifs et à la « littérature sémitique » par un Stoecker ou un Treitschke, on pourrait les faire, que dis-je ? on les a faits, pièces en main, à la littérature, à la science, à la philosophie de la France monarchique, avant la chute de la royauté. « Le XVIIIe siècle, disait récemment un des jeunes maîtres de la critique, n’a été ni chrétien, ni français[2]. La brusque extinction de l’idée

  1. Nous ne dirons rien ici de l’action attribuée aux juifs dans les sociétés occultes ; nous aurons plus tard l’occasion d’y revenir.
  2. M. Em. Faguet : Dix-huitième siècle, avant-propos, 1890.