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Innocent IV, l’un en 1235, l’autre en 1247, par une bulle datée de Lyon, avaient publiquement condamné cette calomnie, si bien que, trois siècles plus tard, les compilateurs protestans des Centuries de Magdebourg affirmaient que le pape Innocent IV s’était laissé acheter par les juifs.

Comme ils ne trouvaient rien dans le Talmud à l’appui de leur thèse, les ennemis des juifs ont prétendu que le meurtre rituel s’inspirait des superstitions cabalistiques. Ils ont imaginé de donner, comme preuve du pieux cannibalisme des juifs, une ou deux métaphores du livre du Zohar, le code de la Cabale du moyen âge, aujourd’hui encore en honneur parmi certains juifs, près des Hassidim notamment. D’autres ont cité le témoignage, naturellement suspect, de néophytes israélites convertis à la foi chrétienne ; mais la plupart des juifs baptisés, comme le constatait déjà Ganganelli, ont rendu, en faveur de leurs anciens coreligionnaires, un verdict d’acquittement. De toutes les religions auxquelles ont été imputées des pratiques sanguinaires, le judaïsme semblait celle qui prêtait le moins à pareil soupçon. Ne sait-on pas que la Loi interdit aux juifs de se nourrir de sang ? que pour eux tout aliment qui contient du sang est taref, c’est-à-dire impur, si bien qu’il ne leur est permis d’user que de viandes saignées ? La prohibition de l’Écriture est formelle ; elle est rigoureusement confirmée par le Talmud, elle est strictement maintenue par l’usage et par les boucheries juives, qui vendent la viande kacher. La répulsion des juifs pour le sang est telle qu’un savant allemand a cru ne pouvoir en donner idée qu’en empruntant une comparaison aux superstitions polynésiennes ; il a osé dire que, pour les juifs, le sang était tabou. Aux yeux des foules russes ou hongroises, il n’en reste pas moins acquis que les rabbins saignent les enfans chrétiens, afin d’en employer le sang à la confection des pains de la pâque.

Au lieu d’une inspiration juive, on reconnaît encore ici les vieilles superstitions populaires. Le sang y tenait une grande place. Sorciers et nécromanciens étaient en quête de sang humain. L’imagination du moyen âge croyait à la vertu mirifique du sang ; elle a prêté ses croyances aux juifs. Quand il serait jamais démontré que, à Trente ou ailleurs, le couteau des juifs ait, « par haine de la foi, » immolé des enfans chrétiens, tels que les bienheureux Simon et André, des Acta sanctorum[1], je ne saurais voir dans de pareils

  1. Deux enfans sont honorés par l’Église comme martyrs des juifs : l’un, le bienheureux Simon de Trente, mis à mort en 1475 ; l’autre, le bienheureux André de Rinn (diocèse de Brixen), tué en 1462. Il est à noter que le premier a été béatifié en 1588, le second, seulement, en 1753. Ganganelli, tout en admettant l’authenticité de ces deux meurtres, remarque lui-même, dans le mémoire mentionné plus haut, que la curie romaine n’a autorisé que tardivement le culte de ces deux martyrs.