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consolé pour toujours. » Nous avons compris que nous ne sommes rien qu’une étincelle de l’Être un et absolu qui vient flamboyer dans le temps ; dès lors, quelle souffrance pourrait nous meurtrir ? u Nous ne disons plus : ce corps est moi-même, je suis un tel, mais je suis Brahma, je suis l’univers ; » nous ne sommes plus emportés et secoués par « les vagues des qualités. » — « Pur, non développé, tranquille, sans respiration, sans corps, éternel, immuable, impérissable, ferme, sans passion, non né, indépendant, » je suis pour toujours entré dans la paix, car j’ai rejeté l’existence consciente. — Telle est la félicité suprême, réservée aux adeptes de la doctrine secrète, célébrée par les Upanishads avec une solennité de paroles qui donne une idée de la ferveur, de l’enthousiasme, du frémissement d’espoir contenu dont tressaillait le brahme en souhaitant le jour de la délivrance après lequel jamais plus il ne dirait moi de lui-même. « Celui qui, connaissant les Védas, les ayant répétés journellement dans un lieu sacré, n’ayant fait souffrir aucune créature, concentre ses pensées sur l’Être et s’y absorbe, il atteint le monde de Brahma et il ne revient plus, non, il ne revient plus. »

La pensée jetée dans un vertige métaphysique et s’abolissant par son propre effort, la volonté anéantie, voilà quelques-uns des effets intellectuels et moraux de la philosophie brahmanique. On la voit sortir, cette philosophie, d’une aptitude primitive manifestée dès l’âge védique, et dérouler la série de ces conséquences. Que ces conséquences sont nécessaires, cela paraît clair quand on remarque qu’ailleurs les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Il ne s’agit pas de nations, — le cas de l’Inde est unique, — mais d’individus, car n’est-il pas légitime de comparer l’âme moyenne d’une race à une âme particulière, et de constater dans l’une et dans l’autre la même structure et les mêmes liaisons ? Nous avons eu quelques esprits hindous en Europe. En Angleterre, où l’homme est si vaillant et si actif, où le moi est si stable et si fort, où la poésie est si subjective, où la religion est d’un monothéisme si hébraïque, Shelley l’était presque. Des critiques ont déjà noté chez lui des facultés analogues à celles qui ont tissé les mythes védiques. Nulle poésie plus impersonnelle, nulle imagination sympathique plus capable de reproduire les sensations élémentaires des êtres élémentaires, l’allégresse de la terre roulant dans la lumière de l’espace, ceinte de ses mers, de ses continens, de ses forêts, de ses nuages, de son atmosphère humide et bleue, la paix de la nuée splendide flottant dans l’éther tiède, puis, riant dans le tonnerre pour s’abattre en pluie grosse de bourgeons futurs, l’extase de l’alouette grisée par la vision des plaines lumineuses, toute tremblante de joie et qui palpite invisible dans l’espace « comme un bonheur sans corps dont le cours vient de commencer, » la