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Alors nous pleurons et nous disons : je suis le fils d’un tel, je suis heureux, je suis triste, je suis sot, je suis sage, je suis juste, je suis né, je suis mort. Tels sont les liens qui nous enchaînent (l’individualité). Quelquefois, nous rencontrons un homme qui connaît le moi de Brahma et dont les liens ont été brisés. Il a pitié de nous et nous apprend que nous ne sommes pas fils d’un tel, heureux ou tristes, sages ou sots, nés ou morts, mais seulement Cela qui est.

Cette chose, cette subtile essence, en elle tout ce qui existe a son être. Elle est l’Être, le Véritable, et toi-même, ô Svetaketu, tu es cet Être.

Et Svetaketu comprit ce que son père disait ; oui, il le comprit.

Et connaissant celui qui est un, qui anime tous les germes, en qui tout s’unit et se sépare, le seigneur adorable, dispensateur des bienfaits,

Svetaketu entra pour toujours dans la paix.


Ce panthéisme, qui fut professé pendant deux mille ans, n’est pas la doctrine d’un penseur isolé ni d’une école. Il décrit en termes philosophiques la vision particulière du monde qui, plus ou moins claire, fut celle de toute la race. Pour la comprendre, regardez l’esprit d’une autre variété humaine, et à côté des vieux poèmes philosophiques des brahmes, lisez la Bible. Qu’y trouvez-vous ? De la poésie lyrique, des colères, des désespoirs, des enthousiasmes, des haines, des sentimens violons, toutes les secousses, tous les tressaillemens de l’âme, exprimés par des métaphores brusques et des images éclatantes, par un style abrupt et saccadé, par une langue simple et peu articulée, incapable de suivre les ondoiemens de la pensée spéculative, mais justement faite pour traduire des émotions par des cris. Or quels sont les effets du sentiment durable et véhément, sinon de replier l’homme sur soi ? Quand il souffre, quand il hait, il ne se déprend pas de lui-même. Il s’aperçoit comme distinct de ce monde extérieur qui le froisse. Dans une âme passionnée, le moi cohérent s’affirme, se pose à part, et quand l’homme essaie de concevoir le fond de l’Univers, il l’imagine aussi comme un moi distinct et tout-puissant.

Chez nos brahmes, des facultés contraires ont abouti à des effets contraires. Qu’est-ce qu’on trouve dans les Védas ? Des poèmes sur la Nature, des hymnes au Soleil, à la Pluie, aux Nuages, au Feu, au Ciel, à la Terre, au Vent, à l’Orage, à l’Aurore. Nulle poésie subjective, personnelle. Au lieu de sentimens durables, un jeu changeant d’images. Leur âme n’est plus un être distinct, mais un reflet de la nature, un reflet changeant de ses événemens qui changent. Elle devient le nuage qui flotte dans le ciel bleu, le