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mineures d’un rythme insaisissable, indéfiniment ressassées, enroulées sur elles-mêmes, achevées sur des notes qui ne terminent pas, qui font attendre quelque chose au-delà, musique étrange et monotone comme leur vie. Voilà l’existence de toutes les femmes hindoues cloîtrées dans les zenanas. Cela doit faire des âmes d’une simplicité extrême, mais pourquoi donc les visages sont-ils si étonnamment graves et les larges prunelles noires pleines d’une passion si concentrée ?

Entre silencieusement un grand Hindou sournois, qui très longtemps cause à voix basse avec mon guide. Il paraît que cela est très cher, un nautch, et l’on demande cent roupies pour une danse. Comme je fais des difficultés pour me décider, on m’explique que les danseuses seront couvertes d’étoffes précieuses, de costumes qui ont coûté des milliers de roupies, et l’on m’apporte les coffres qui contiennent les vêtemens de fête. En effet, ils sont pleins de très belles choses : soies de Bénarès toutes raides d’étoiles d’argent, gazes délicates où tremblent des mouchetures d’or, dentelles brodées de pierreries et d’ailes mordorées de scarabées. On allumera les mille lampes du grand lustre et la danse durera toute la nuit.

Étrange jouissance, la première de toutes selon les Hindous. Point de fête, point de solennité sans nautch. Quand un Européen de marque arrive à Calcutta ou à Bombay, les grands fonctionnaires indigènes l’invitent à voir un nautch et dépensent de grandes sommes pour lui montrer quatre danseuses. Toujours l’Européen s’ennuie ; pour tous les Anglais qui l’ont vu, ce spectacle est un plaisir incompréhensible. Ils acceptent par courtoisie et s’en vont au bout d’une heure, aspergés des essences, enguirlandés des fleurs que tout hôte doit à son invité. Les indigènes demeurent, assis en Bouddhas, les jambes croisées, les mains jointes sur le ventre, immobiles et muets, et la nuit se passe ainsi. Remarquez qu’il n’y a rien de sensuel dans le nautch classique, et qu’à côté de cette danse, le plus chaste de nos ballets serait leste : les femmes sont surchargées d’étoffes, et plus les étoffes sont belles, plus le nautch se paie cher. Qui comprendra l’enivrement lent, l’assoupissement bienheureux, l’engourdissement vague, le charme endormeur et subtil qui s’empare de ces Hindous, assis en rang sur leurs talons ? Le crin-crin de la cithare ne se lasse point de retourner la même phrase confuse et triste, les vêtemens des danseuses chatoient, les étoffes s’enroulent et se déroulent, les pierreries scintillent, les bras se développent avec lenteur, les corps ondulent ou s’arrêtent soudain, immobiles dans un long frisson, parcourus par une vibration imperceptible, les têtes se renversent, pâmées, les poignets se tordent, les doigts se raidissent et