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de bâton. Il faut leur montrer qu’on n’a pas peur. Comme tous les gens cruels, d’ailleurs, ils sont lâches. Jamais nous ne trouvons chez eux le moindre indice de dévoûment ou d’affection. Quand, au milieu d’une troupe d’une quinzaine ou d’une vingtaine de Chinois, nous en frappons un, personne ne fait un mouvement pour défendre son compagnon ; tous, au contraire, lui donnent tort et l’abandonnent.

Au milieu de ces ennuis incessans, notre seule joie est de trouver des missionnaires. Nous en rencontrons quelques-uns, échelonnés sur notre route, et chaque fois nous admirons davantage leur courage et leur abnégation. L’un d’eux nous frappe plus particulièrement. Le père Gourdin (c’est son nom) est depuis vingt-sept ans dans la contrée et, pendant cette longue période, en dehors de ses quelques confrères, il n’a pas vu de Français. Ce courageux compatriote a su, sans appui du gouvernement, se créer une situation égale à celle du mandarin du lieu : c’est qu’il parle et écrit le chinois aussi bien que celui-ci. Pour le code, il est plus fort, et sur les actes d’accusation qu’il a rédigés, le prétoire a déjà dû casser plus de dix mandarins. Ce missionnaire est tellement admiré et vénéré, que les populations sauvages, en grande partie païennes, qui habitent dans les montagnes, lui demandent ses conseils, le prennent pour arbitre dans tous leurs différends et lui obéissent. Les adieux qu’il nous fait suffisent à le peindre. Il est si ému d’avoir reçu des compatriotes et de les voir partir, qu’il a envie de pleurer, et, ayant peine à refouler ses larmes, il se dirige vers sa chambre. « Il ne faut pas, nous dit-il, que des Chinois voient pleurer un Français, » et avant de nous quitter, il se retourne et d’une voix forte : « Vous revenez chez vous, eh bien ! à ceux qui vous diront que les missionnaires n’aiment pas la France, répondez qu’ils sont des imbéciles. »

C’est à Mienling que nous avons rencontré le père Gourdin. Onze jours nous séparent du bourg de Huilitchou, et de là jusqu’au Yang-tsé-Kiang, on compte cinq journées. C’est la seconde fois que nous retrouvons le grand fleuve. Il est ici plus large et coule avec moins de fracas qu’avant Batang. On le traverse, comme à Tchoupalong, dans des sortes de grandes barques plates rappelant les bacs de nos rivières.

Le fleuve marque la limite entre le Setchuen et le Yunnan ; nous allons entrer dans un pays plus mouvementé et aussi plus aride. La population chinoise y sera encore très misérable, petite, souvent difforme, presque toujours affligée de goitres énormes. Elle nous fera regretter les Lolos[1], habitans des montagnes que nous

  1. Lolo est le nom générique donné à ces peuplades.