Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/442

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après avoir conduit son vaisseau au port du Passage, La Fayette, au risque de se faire arrêter, était revenu à Bordeaux, et par une déclaration remise à M. de Frenel, il assumait sur lui seul les suites de son évasion. Il écrivit aux ministres, à ses amis. Parmi ces derniers était M. de Coigny, qui l’avertit aussitôt de ne concevoir aucune espérance d’obtenir l’autorisation de partir. Ce fut le comte de Broglie qui le tira encore d’embarras. Il s’engagea à se rendre en Espagne et à ne pas revenir à Paris, où l’avortement de ses projets l’exposerait au ridicule. Feignant alors de se rendre à Marseille, La Fayette partit en chaise de poste avec un officier nommé Monroy. À quelques heures de Bordeaux, il monta à cheval, déguisé en courrier et courut devant la voiture qui prit la route de Bayonne[1]. Là, ils restèrent deux ou trois heures, et pendant que Monroy y faisait quelques affaires indispensables, La Fayette resta couché sur la paille de l’écurie. Ce fut la fille du maître de poste qui reconnut le faux courrier à Saint-Jean-de-Luz pour l’avoir vu, quand il revenait du port du Passage à Bordeaux. Mais un signe la fit taire.

C’est ainsi que La Fayette rejoignit son vaisseau, qu’il nomma la Victoire, le 26 avril 1777, et, le même jour, après six mois d’efforts et d’impuissance, il mit à la voile pour le continent américain. La cour de France dépêcha des ordres aux îles Sous-le-Vent pour l’arrêter s’il y relâchait. La Fayette déclara au capitaine que, le vaisseau lui appartenant, il le destituerait à la moindre résistance et donnerait le commandement à son second. S’étant aperçu que le motif de cette résistance était la crainte pour le capitaine de perdre une cargaison de 8,000 dollars, La Fayette en garantit la valeur sur sa caisse personnelle, et le bon accord fut rétabli[2].

Un autre péril menaçait le bâtiment qui portait La Fayette et sa fortune, c’étaient les corsaires anglais. Ce lourd navire, armé seulement de deux canons et de quelques fusils, n’eût pas échappé. La Fayette avait pris la résolution de sauter plutôt que de se rendre. Les mesures furent prises en conséquence, avec un brave marin hollandais nommé Bedaux. Le capitaine insista sur une relâche aux îles Sous-le-Vent ; mais, comme le prévoyait La Fayette, on y eût trouvé des lettres de cachet, et, moins de gré que de force, le capitaine dut suivre une route directe.

À quarante lieues des côtes, on fut atteint par un petit bâtiment. On se prépara pour la défense. Par bonheur, c’était un vaisseau américain, qu’on s’efforça vainement d’accompagner. À peine

  1. Sparks et Mémoires de ma main.
  2. Washington’s writings.