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Pour mieux couvrir ses préparatifs, il réalisa un voyage en Angleterre, depuis longtemps projeté. Il séjourna à Londres trois semaines, avec son parent le prince de Poix. Il y vit Bancroft et fut présenté au roi George, par l’ambassadeur de France, le marquis de Noailles, frère du duc d’Ayen, oncle de Mme de La Fayette. Il alla même danser chez lord Germain, ministre des colonies, et rencontra à l’Opéra le général Clinton, qu’il devait retrouver sur le champ de bataille de Monmouth. Il affichait ses sentimens pour les Américains, et son attitude le fit rechercher par lord Shelburne, qui l’invita à déjeuner.

La résolution de La Fayette étant inébranlable, il écrivit de Londres le 7 mars 1777 à son beau-père :

« Vous allez être étonné, mon cher papa, de ce que je vais vous mander; il m’en a plus coûté que je ne puis vous l’exprimer pour ne pas vous consulter. Mon respect, ma tendresse, ma confiance en vous, doivent vous en assurer; mais ma parole était engagée, et vous ne m’auriez pas estimé si j’y avais manqué. J’ai trouvé une occasion unique de me distinguer et d’apprendre mon métier. Je suis officier général dans l’armée des États-Unis d’Amérique. Mon zèle pour leur cause et ma franchise ont gagné leur confiance. De mon côté, j’ai fait ce que j’ai pu pour eux, et leurs intérêts me seront un jour plus chers que les miens. Enfin, mon cher papa, pour le moment je suis à Londres, attendant toujours des nouvelles de mes amis : dès que j’en aurai, je partirai d’ici, et sans m’arrêter à Paris j’irai m’embarquer sur un vaisseau que j’ai frété et qui m’appartient... Je suis au comble de la joie d’avoir trouvé une si belle occasion de faire quelque chose et de m’instruire. Je sais bien que je fais des sacrifices énormes, et qu’il m’en coûtera plus qu’à personne pour quitter ma famille, mes amis, vous, mon cher papa, parce que je les aime plus tendrement qu’on n’a jamais aimé ; Mais ce voyage n’est pas bien long; on en fait tous les jours de plus considérables pour son seul plaisir, et d’ailleurs j’espère en revenir plus digne de tout ce qui aura la bonté de me regretter. Adieu, mon cher papa, j’espère vous revoir bientôt; conservez-moi votre tendresse. J’ai bien envie de la mériter, et je la mérite déjà par celle que je sens pour vous et le respect que conservera toute sa vie votre tendre fils. »

Après avoir écrit cette lettre si digne, si chevaleresque, qui le met hors de son milieu, et au-dessus des ambitions vulgaires, il se rembarque pour Paris, y arrive incognito, descend chez M. de Kalb et se cache trois jours à Chaillot.

Un matin, à sept heures, il entre brusquement dans la chambre de son ami, le comte de Ségur, ferme hermétiquement la porte