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s’étendait pas alors à leur fortune. Le vicomte de Noailles et le comte de Ségur ne jouissaient que de la pension payée par leurs parens. La Fayette, au contraire, quoique plus jeune et moins avancé en grade, se trouvait, à l’âge de dix-neuf ans, maître de ses biens, de sa personne et possesseur de plus de 120,000 livres de rente.

Voulant s’adresser à M. Deane, il eut recours au comte de Broglie, qui le mit en relations avec le baron de Kalb, officier allemand au service de la France, cherchant de l’emploi chez les insurgens, suivant l’expression du temps. Kalb savait l’anglais, il servit d’interprète à La Fayette, et l’accompagna chez M. Deane. « En présentant à M. Deane ma figure à peine âgée de dix-neuf ans (c’est La Fayette qui le raconte), je parlai plus de mon zèle que de mon expérience; mais je lui fis valoir le petit éclat de mon départ, et il signa l’arrangement. »

Le secret de cette négociation et des préparatifs qui la suivirent fut miraculeusement gardé. Le comte de Broglie trouva aisément des officiers sans place et sans fortune, parmi lesquels il en choisit plusieurs destinés à servir d’escorte à Lafayette. Celui-ci les prit à sa solde. Ce n’est pas le seul service que lui rendit le comte de Broglie. Il envoya son secrétaire, M. du Boismartin, à Bordeaux pour assurer l’achat et l’équipement du vaisseau dont La Fayette avait besoin. La défense du duc d’Ayen n’avait fait qu’irriter son gendre. Cependant il dissimula et parut d’abord obéir aux ordres qu’il avait reçus.

Pendant qu’on s’occupait d’armer le navire, de funestes nouvelles arrivaient d’Amérique. Les forces de Washington étaient anéanties. Trois mille hommes seuls restaient en armes, et le général Hovre les poursuivait. L’envoi d’un bâtiment devenait presque impossible. Deane et Lee eux-mêmes crurent devoir faire témoigner à La Fayette leur découragement et le détourner de son projet. C’était bien peu le connaître. Il se rendit chez M. Deane, et le remerciant de sa franchise : « Jusqu’ici, monsieur, dit-il, vous n’avez vu que mon zèle! Il va peut-être devenir utile; j’achète un bâtiment qui portera vos officiers. Il faut montrer de la confiance, et c’est dans le danger que j’aime à partager votre fortune[1]. »

Ainsi, dans le même temps où le général Washington, réduit à un corps de deux à trois mille hommes, ne désespérait pas de la chose publique, le même sentiment animait à mille lieues de là un jeune homme de dix-neuf ans, destiné à devenir son intime ami et à participer avec lui à l’heureux résultat de cette lutte. Les commissaires américains lui promirent le grade de major-général.

  1. Mémoires de ma main, p. 12.