Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/420

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saint Jean-Baptiste déifié et le Makroposopopus de la Kabbale.

L’invraisemblance des charges, la brutalité des procédés d’enquête, le caractère contradictoire des aveux, n’auraient pas manqué de frapper des juges non prévenus, même des juges du XIVe siècle. Mais quels cœurs auraient résisté à la comparution des suppliciés de l’enquête, à l’exhibition de leurs plaies, à leurs protestations d’amour pour l’église persécutrice, à ces accens douloureux dont l’écho, recueilli par les notaires de la grande commission, émeut et persuade encore! Ceux qui avaient leurs raisons pour ne pas tenir à ce que la lumière se lit, devaient donc chercher, par tous les moyens, à supprimer les débats publics. Dès lors, le bâillon qui fut mis en effet sur la bouche des derniers défenseurs de l’ordre au concile de Vienne n’est-il pas l’argument décisif qui force la postérité à acquitter les templiers ?

L’histoire de ce concile de Vienne, dont les actes, par un singulier hasard, manquent dans les archives pontificales, est très obscure. Mais à travers l’ombre ménagée où l’ont laissée les écrivains ecclésiastiques, on entrevoit des intrigues malpropres : intrigues du roi de France pour forcer la main du pape ; intrigues du pape pour escamoter la sentence du concile sine strepitu judicii. Clément V ne se sentait pas maître des trois cents pères assemblés ; il n’était sûr que des évêques français; ceux d’Allemagne, d’Aragon, et même quelques évêques d’Italie qui avaient acquitté les templiers de leurs circonscriptions synodales, inclinaient à instituer une discussion en règle. Pour comble d’embarras, sept chevaliers du Temple se présentèrent inopinément dans Vienne, comme représentans des templiers fugitifs qui erraient dans les montagnes du Lyonnais; ils venaient « défendre » l’ordre. L’ordre retrouvait les procureurs que l’archevêque de Sens lui avait enlevés l’année précédente. Il fallut que Clément, feignant de craindre pour sa vie, dénonçât à Philippe les outlaws du Lyonnais. De son côté, il fit enfermer sous triple clé les sept malencontreux défenseurs; c’était supprimer une seconde fois la défense, sans autre droit que celui de la force ; il y eut à Vienne des prélats qui s’en indignèrent, et le conflit entre ces prélats et le pape dura trois mois. C’est alors que le roi comprit qu’on n’en finirait pas sans lui : usant du moyen qui lui avait si bien réussi à Tours en 1308, il avait convoqué à Lyon ses dociles États-généraux. De Lyon, d’où il surveillait le concile, il vint à Vienne avec une armée. Il parut au milieu des évêques et s’assit à côté du pape, sur un siège plus bas. Celui-ci, tout d’un coup raffermi, s’empressa de faire lire, devant les pères silencieux, une bulle qu’il avait élaborée d’avance en collaboration avec les gens du roi.