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dit un chroniqueur contemporain, avec une constance qui mit leurs âmes en grand péril de damnation, car elle induisit le peuple ignorant à les considérer comme non coupables. »

C’en était fait ; il n’était plus possible d’entretenir la moindre illusion sur la liberté de la défense. Deux procureurs élus sur quatre avaient disparu. La commission, désemparée, n’en reprit pas moins, dès le 13, l’ironique comédie de ses séances dans la chapelle Saint-Éloi. Mais quelque chose était changé depuis la veille. L’apparition du premier témoin qu’on introduisit fut émouvante. C’était un chevalier du diocèse de Langres, Aimery de Villiers-le-Duc, âgé d’une cinquantaine d’années, templier depuis vingt-huit ans. Comme on lui lisait les articles d’accusation, il interrompit, pâle et comme terrifié, protestant que, s’il mentait, il voulait aller droit en enfer par mort subite, se frappant la poitrine de ses poings, levant les bras vers l’autel, les genoux en terre. « j’ai avoué, dit-il, quelques articles à cause des tortures que m’ont infligées G. de Marcilli et Hugues de la Celle, chevaliers du roi ; mais tout est faux. Hier, quand j’ai vu cinquante-quatre de mes frères, dans les fourgons, en route pour le bûcher parce qu’ils n’ont pas voulu avouer nos prétendues erreurs, j’ai pensé que je ne pourrais jamais résister à la terreur du feu. J’avouerais tout, je le sens; j’avouerais que j’ai tué Dieu, si on voulait. » Et il supplia les commissaires et les notaires de ne pas répéter ce qu’il venait de dire à ses gardiens, de peur qu’il ne fût brûlé comme les cinquante-quatre. Cette déposition tragique fit assez d’impression sur les gens du pape pour qu’ils se décidassent à surseoir provisoirement. Ils ne reprirent leurs opérations, désormais fictives, qu’après six mois d’interruption, et seulement pour la forme. Les témoins entendus à partir de décembre 1310 furent tous des templiers réconciliés par les synodes provinciaux, c’est-à-dire soumis, qui comparurent « sans manteau et barbe rase. » Quand l’enquête fut enfin close, on l’expédia en deux exemplaires pour servir à l’édification des pères du prochain concile de Vienne. Elle remplissait 219 folios d’une écriture très compacte.

Le concile de Vienne, prorogé à plusieurs reprises, avait été fixé en dernier lieu au mois d’octobre 1311. Clément V employa les mois d’été qui précédèrent ce terme à centraliser, contre ceux qu’il avait condamnés d’avance, un immense arsenal de preuves. Il savait qu’on disait couramment en Occident : « Les templiers ont nié partout, excepté ceux qui ont été placés sous la main du roi de France. » Il fallait couper court à ces rumeurs, et c’est pour cela qu’il rédigea alors des bulles pour exhorter les rois d’Angleterre et d’Aragon à employer la torture, malgré les coutumes locales de leurs royaumes qui interdisaient cette procédure. Des ordres de