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Les dignitaires, travaillés comme Jacques de Molay, par les gens du roi, comptèrent tous parmi les moins vaillans. Il y eut aussi, dès le début, de nombreuses défections dans les rangs inférieurs, parmi ceux qui étaient entrés depuis trop peu de temps dans le Temple pour l’aimer et pour le bien connaître. Quant aux anciens, les plus circonspects s’en tinrent à leurs aveux antérieurs et excipèrent de leur ignorance. Beaucoup dirent comme Jacques Verjus : « Je suis un paysan, je ne sais pas plaider, je défendrais volontiers l’ordre si je pouvais ; » et sur l’insistance des commissaires : « Non, je ne veux pas défendre, je ne sais pas, je ne peux pas. » — Quelques-uns déclarèrent prudemment qu’ils s’en remettaient à la sagesse des grands de l’ordre et des grands de la terre, refusant de mettre le doigt entre cet arbre et cette écorce. « Si les maîtres veulent défendre l’ordre, c’est leur affaire, « dit Etienne de Provins. Jean de Cormeilles réclama « le conseil des maîtres. Ils savent bien ce qui en est. » Jean de Tourteville eut un mot profond : Je ne veux pas plaider contre le pape et le roi de France. » Le frère Pierre de Safet dit au fond la même chose, mais avec une plate hypocrisie : «L’ordre a sans moi d’assez bons défenseurs, le pape et le roi, bonnes, loyales et saintes personnes! je n’ai rien à dire personnellement, je suis très content de la manière dont elles défendent. » — Les templiers de cette trempe ne se laissèrent pas prendre à l’impartialité affectée de la commission papale. Clairvoyans et peu timorés, ils pensaient tous au fond du cœur ce qu’Aimeri de Pratimi déclara tout haut : « Je ne veux pas défendre contre le pape et le roi; je suis pauvre et simple, mais nullement hérétique : je suis innocent, laissez-moi sortir du Temple et entrer dans un autre ordre. Celui-ci ne me plaît plus. »

D’autres furent plus naïfs, et, sans apercevoir, derrière les commissaires, le Nogaret ou le Plasian qui les guettaient, crurent venu le jour de la sincérité. Tel le frère Pensard de Gisi. Dans un élan touchant de confiance, il déclara que ce que lui-même et les autres frères avaient avoué devant les inquisiteurs était faux et leur avait été arraché par les moines : — « Avez-vous été torturé? » — « Oui, trois mois avant ma confession, on m’a lié les mains derrière le dos, si serré que le sang jaillissait des ongles, et on m’a mis dans une fosse, attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures, je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils soient courts ; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour l’honneur de l’ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à petit feu comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en prison. » — Ici, comme dans les séances où Jacques de Molay avait comparu, l’homme du roi interrompit, il produisit